Quand un artiste change aussi radicalement de registre – au moins formellement – que Will Toledo le fait avec Making a Door Less Open, le dernier album de Car Seat Headrest, force est de traiter le résultat avec un maximum d’attention. Et de précautions.
Voilà venu le moment – ce moment tellement redouté – où il va nous falloir prendre des risques, sortir de notre zone de confort. Ce moment où un artiste que nous apprécions depuis longtemps, et dont l’œuvre nous est chère, voire importante, envoie tout promener par-dessus bord, et repart dans une direction différente. Ce moment où le fan en nous admire le courage de l’artiste, mais regrette quand même un peu / beaucoup / passionnément les sensations d’antan.
Will Toledo nous avait prévenus : il a changé, et profondément, ces dernières années, il fallait bien que la musique de Car Seat Headrest change. Et radicalement. Au-delà du fait que Will s’avance désormais « masqué », d’après lui pour pouvoir être plus sincère, il faut bien reconnaître que, en rentrant dans le nouvel album Making a Door Less Open par le morceau Weightlifters, on a du mal à en croire nos oreilles : plus de Rock indie / lo-fi, plus de guitares, pas de mélodie pop accrocheuse à la première écoute ! Reste la voix, fragile et butée à la fois de Will, inchangée, et l’impressionnante décharge émotionnelle qui l’accompagne, toujours aussi fulgurante. Bienvenue donc à l’électronique, aux sonorités « contemporaines » voulue par le maître d’œuvre. A l’exploration audacieuse d’atmosphères musicales jamais encore approchées par Car Seat Headrest.
Can’t Cool Me Down poursuit dans le même registre « avant-gardiste », pas forcément aimable : heureusement, nous nous raccrochons vite à la voix – à ce chant tour à tour intimiste et forcé, parfois au-delà du bon goût, mais toujours douloureux – de Will. Et si nous nous laissions fasciner par ces fragments parfois dissonants de morceaux qui semblent en permanence se chercher ? « We’re not supposed to be here ! ». Est-ce que nous, fans historiques de Will Toledo, sommes même supposés être là, à écouter ces chansons… perdues, peut-être encore plus déroutées que déroutantes ?
Hollywood, avec son riff et ses guitares (enfin !), nous sauve la mise : c’est presque une chanson punk, Toledo crachant sans concession son mal-être et sa haine d’une société qu’il méprise : « I’m sick of violence, sick of money, sick of drinking, sick of drugs, sick of fucking, sick of staring at the ads on the bus. Hollywood makes me want to puke ! ». Mais on a crié victoire trop vite, Will prend plaisir à retenir les chiens, et à nous frustrer du plaisir qui se dessinait. Le voilà qui récite ses textes comme s’il était un rappeur ordinaire, pas trop bon non plus. « I can make you famous, don’t go back to Oklahoma ! ». Tu parles, Charles ! Bon, celle-là, de chanson, elle devrait quand même bien faire son petit effet sur scène…
There Must Be More Than Blood est le gros morceau de l’album, l’une de ces chansons-fleuves dont Will Toledo a toujours parsemé ses albums : sept minutes de réflexion intense, sept minutes de tremblement émotionnel éperdu, un nouveau labyrinthe. Entre électronique et acoustique, entre simplicité et complexité, Will ne choisit pas : il jette le tout dans son chaudron porté à incandescence, et il en sortira ce qui pourra en sortir. Magistrale prise de tête ou chef d’œuvre à décrypter patiemment ?
Hymn est plus raide, la voix tourmentée de Will ondulant comme un derviche tourneur sur un fond électronique : avec ses tonalités orientales et son ambiance planante, c’est encore un nouveau genre qu’explore Toledo.
Deadlines nous rassure à nouveau, on peut s’accrocher à une rythmique – certes synthétique – et à une mélodie, plus proches de nos habitudes chez Car Seat Headrest. Il y a même une guitare électrique saturée qui fait son apparition en fond sonore, à mi-course… cinq minutes de plaisir plus immédiat, on n’est pas loin d’un single. Bizarre le single, mais bon…
Guitare à nouveau, au second plan à nouveau, dans Martin : on comprend ce que Will explique quand il prétend que son nouvel album est quand même, malgré l’omniprésence de la technologie de 2020, un disque de rock. Indéniablement, l’urgence est là, et ce n’est pas l’irruption d’une trompette très jazzy qui va empêcher la chanson de prendre son envol avant de se déliter curieusement.
What’s With You Lately, le huitième morceau, est le premier qui soit une chanson folk traditionnelle. « You’re not the only one who’s angry / You shut the door, they say you’re crazy… ». C’est très beau, mais ça ne dure qu’une minute trente. Frustration.
Life Worth Missing, avec ses synthés très années 80, présente l’intéressant paradoxe de proposer une expérience émotionnelle très forte tranchant avec une mise en scène sonore plus lisse, plus directement efficace que ce à quoi Will nous a habitué.
« Late one night, I just forgot to breathe… for a minute… » : Famous conclut MADLO dans le fracas, dans le chaos, dans la perte du sens, où la folie du monde semble faire parfaitement écho à la désorientation totale de Will : « Change your Mind. Not Tonight… Change your Mind ! ». Les voix deviennent inintelligibles. Cut !
La seule cohérence de Making a Door Less Open, cet album dont Will Toledo explique qu’il est constitué de chansons enregistrées par lui et son groupe durant les 5 dernières années, en parallèle à l’activité « officielle » de Car Seat Headrest, ce n’est finalement pas l’électronique, contrairement à ce qu’une première écoute superficielle laisse penser, mais bien la manière remarquable dont les expérimentations, les approximations, les maladresses même contribuent à faire monter en nous une émotion de plus en plus bouleversante, de plus en plus énorme. Comme pour Twin Fantasy finalement (ce qui prouverait donc que Will n’a pas tellement changé !), il s’agit ici de véhiculer le plus sincèrement possible des émotions humaines déchirantes, et pourtant chaleureuses… simplement en prenant en compte le fait que le monde dans lequel nous vivons, entre technologie et délitement, est encore plus dur que « celui d’avant ».
Il va nous falloir encore beaucoup écouter Making a Door Less Open pour être capables de porter sur lui un jugement « définitif » : nous sommes peut-être bien en face de l’un des plus purs chefs d’œuvre de 2020, ou bien ce ne sera là qu’un feu de paille dans notre vie. Mais on peut d’ores et déjà affirmer que Will Toledo a réussi sa révolution.
Eric Debarnot
Tout à fait, la révolution est réussie !
Et j’ai tendance à penser que l’on a ici affaire à un disque qui fera date dans le paysage « indie » au sein large.
Belle chronique !
Oui, je le pense aussi. Le disque se bonifie à chaque écoute. Merci pour ton commentaire !