Avec une belle nonchalance ou un je ne sais quoi d’élégance rare, Damien Jurado continue de sortir des disques grandioses et modestes, et ce ne sera pas ce What’s New, Tomboy? qui viendra rompre cette belle habitude.
Comment maintenir l’excellence à un tel niveau ? On est en droit de s’interroger quand on tourne son regard dans le rétroviseur face à la discographie exemplaire de Damien Jurado. J’enlève tout de suite de votre esprit ce soupçon, ce doute. Non, Damien Jurado n’a pas la carte du bon client. Non, notre esprit critique ne s’endort pas à chacune des découvertes de nouvelles chansons de l’intéressé mais il faut bien reconnaître qu’un peu à l’image de Ron Sexsmith ou de Mark Eitzel, Damien Jurado construit une oeuvre entre fausse nonchalance et véritable angoisse de chaque détail.
Le natif de Seattle pourrait bien déclamer l’annuaire téléphonique que cela sortirait encore largement du lot des livraisons de disques annuels. Car il faut bien le reconnaître, Damien Jurado est hors-catégorie, il est loin, très loin au-dessus du peloton de tête d’une scène Americana.
Avec ce What’s New, Tomboy?, il revient à l’essentiel, à un Back To Basics comme on dit outre-atlantique. Une guitare, quelques accords, parfois ici une boite à rythme et sa voix en falsetto obscurcie par un spleen. Un disque qu’il sera bien difficile de dater dans 30 ou 50 ans tant il n’a que faire des modes, des techniques de production, des gimmicks du temps présent. Comme Dogbowl, comme Bonnie Prince Billy, comme Mark Linkous, Damien Jurado ne vit ni dans le présent ni dans le passé, ni dans la quiétude ni dans l’inquiétude. Il vit à côté du monde, pas vraiment le nôtre ni seulement le sien.
A la fois classique instantané et surprise de chaque instant, What’s New Tomboy ? s’ouvre par un presque (et étonnant) positif Birds Tricked Into The Trees pour mieux en prendre le contre-pied avec le plus dépouillé Ochoa. On rangera assurément le trop discret dans la même catégorie qu’un Cass McCombs ou encore la bande à Kurt Wagner, Lambchop pour cette capacité à créer un désespoir solaire, une tristesse rayonnante, un dialogue forcément intime avec son auditeur. Comme souvent, les chansons de Jurado sont d’abord des noms de personnes et c’est d’autant plus flagrant sur ce nouveau disque, Alice, Francine, Sandra ou encore Frankie, une litanie de prénoms comme autant de personnages qui traversent notre vie et nous racontent une histoire qui ressemble un peu à la nôtre. Des citations qui favorisent l’empathie.
What’s New Tomboy? est un disque ramassé sur lui-même, ramené à l’essence première de la musique de Damien Jurado, les inflexions sensibles et presqu’imperceptibles de sa voix en particulier qui n’en font pas un grand chanteur mais bien plus un immense interprète. C’est peut-être un songwriter génial mais c’est avant tout un créateur de mondes et de scènes de vie qui confinent à la pertinence de la réalité vraie. Il y a chez Jurado quelque chose du conteur, du griot, un griot blanc qui, sans vraiment le dire, pose un regard critique sur notre monde.
What’s New Tomboy ? est aussi un disque absolument cohérent, parfois à la limite du linéaire, dans un jeu savant et dangereux avec la monotonie et l’ennui. Un pas de trop et l’on se désintéresserait de ces formules élégiaques, un pas de côté et on oublierait bien vite ces formules. C’est par son sens de l’économie que Damien Jurado force le respect et maintient notre attention tout au long d’un album concis. Chez d’autres, on baillerait d’ennui, on ne peut que reconnaître l’immense talent d’un artiste, d’un créateur à la modestie proportionnelle à la singularité et la force d’une oeuvre.
Un nouveau disque et peut-être un nouveau chef d’oeuvre pour Damien Jurado. On finit par prendre l’habitude, cela devient lassant, non ? Pour vous peut-être même si j’émets quelques doutes, pour moi sûrement pas.
Greg Bod