Coup de projecteur en trois axes sur L’Atalante de Jean Vigo, un grand classique du patrimoine français, pour redécouvrir l’une des plus belles romances tourmentés du 7e art, dont l’aura poétique n’a pas de prix.
Biographie
Le 5 octobre 1934, la tuberculose terrasse le dernier souffle de vie du jeune Jean Vigo. Cinéaste poète et révolté, son œuvre comprend juste 4 films, mais laisse une empreinte indélébile dans l’imaginaire de tous les créateurs d’images et raconteurs d’histoires en cinéma. «Vigo a recrée la vie, il ne l’a pas imitée. Mais il a emporté son secret, car il est mort trop tôt. L’Atalante comme les vitraux du XIIIe siècle, porte en lui-même la solution de l’énigme» souligne enthousiaste Henri Langlois, l’un des fondateurs de la Cinémathèque française. Depuis 1951, chaque année le prix Jean Vigo est décerné à l’auteur d’un film «qui se caractérise par l’indépendance de son esprit et la qualité de sa réalisation». Seul long métrage de sa carrière, l’emblématique L’Atalante sort le 13 septembre 1934. La critique se divise et le film subit un échec commercial cuisant. Le «Rimbaud du cinéma français» ne verra jamais l’immense impact de son œuvre. Une vie tragique et brève. Dès l’enfance, il souffre d’une santé fragile. Né le 9 avril 1905 au cœur de Paris, de parents anarchistes vivant dans une misère noire, l’enfant est ballotté dans des conditions de vie précaires. En 1917, son père Miguel Almereyda est incarcéré à la prison de Fresnes, suite à diverses prises de positions politiques par le biais de gazettes éditées, avant d’être retrouvé étranglé au sein de sa cellule dans des circonstances troublantes. Un traumatisme qui va hanter le jeune homme. Abandonné par sa mère, il se retrouve à l’internat du lycée de Millau avec une identité tenue secrète, et se tient à l’écart de ses camarades. L’auteur s’inscrit à la Sorbonne, et entre deux cures en sanatorium à Font-Romeu commence à s’intéresser au cinéma avant de s’installer à Nice en 1928. Grâce au cinéaste Claude Autant-Lara il devient assistant aux studios de la Victorine. L’année suivante, il réalise avec son ami directeur photo Boris Kaufman, son premier court-métrage A propos de Nice. Un film muet auscultant les inégalités sociales qui surprend par l’inventivité du montage et la virulence du propos. Le cinéaste enchaîne avec le remarquable et novateur documentaire de neuf minutes La Natation par Jean Taris (1931) et le court-métrage autobiographique sur un collège rempli d’élèves turbulents Zéro de conduite en 1933. Grâce à la Nouvelle Vague, dont Jean Vigo fut un précurseur en matière formelle, la reconnaissance intervient à titre posthume notamment par la voix du cinéaste François Truffaut : «J’ai eu le bonheur de découvrir tous les films de Jean Vigo en une seule séance…je fus pris aussitôt d’une admiration éperdue».
Contexte
La crise boursière de 1929 fragilise l’industrie du cinéma et les deux studios majeurs Gaumont et Pathé éprouvent des difficultés. L’arrivée du parlant et la montée des thèses antisémites en Europe entraînent une adaptation de la teneur des projets, produisant majoritairement des comédies satiriques légères. Mais très vite l’ambiance des films va s’assombrir de pessimisme empreint de «réalisme poétique». En 1933, malgré l’échec du subversif Zéro de conduite, le producteur Jacques-Louis Nounez maintient sa confiance à Jean Vigo en lui commandant un film au budget plus conséquent, mais au script un peu mièvre : L’Atalante. Le cinéaste garde son équipe mais Gaumont réclame des vedettes. Le choix se porte sur Michel Simon et Dita Parlo, et le studio impose Louis Chavance pour aider le cinéaste souffrant à établir le montage. Malgré la maladie et les mauvaises conditions météorologiques, le long-métrage se présente le 24 avril 1934 devant des professionnels. L’accueil défavorable engendre l’exigence des studios Gaumont à couper des scènes, remonter le film, amputer la musique de Maurice Jaubert et l’exploiter sous le titre «Le Chaland qui passe» afin de profiter du succès de cette chanson populaire de Bixio entendue dans l’histoire. Malgré ces remaniements scandaleux l’échec se confirme. Dès 1940, l’Atalante est réhabilité dans tous les sens du terme. Par la suite, de nombreux montages différents voient le jour jusqu’en 2001, où la version restaurée de Bernard Einsenschitz, historien du cinéma, s’avère la plus rigoureusement proche de celle du visionnaire Jean Vigo.
Désir de Voir
«Il faut tourner chaque film comme si c’était le dernier.» L’adage du cinéaste Ingmar Bergman prend un sens tout particulier ici. La maladie accompagne le metteur en scène tout le long du tournage. La température engendre chez lui un état de transe. Se sachant condamné, on peut affirmer que cette échéance majeure a eu une influence stimulatrice sur la créativité du film. Le cinéaste offre son «Bateau ivre», une œuvre foisonnante inspirée par le monde de Jacques Prévert, le burlesque muet et le cinéma de René Clair. Une expérience de subversion «où la magie s’invite à chaque plan» s’enthousiasme l’artiste Michel Gondry. D’une richesse telle qu’aucun résumé ne peut rendre justice à cette histoire somme toute banale : Jean, jeune marin épouse Juliette et vivent sur une péniche qui sillonne les canaux près de Paris, également occupée par Jules, fantasque père du marinier et un jeune mousse. Juliette ne connait que la campagne, rêve de la grande ville et lors d’une guinguette se laisse charmer par un camelot lui promettant les lumières de la ville. Ce drame du couple et de la jalousie devient sous la caméra de Jean Vigo un conte romanesque, social et moderne. Le réalisateur pérennise de manière formelle un mélange de poésie et de réalisme. Un poème libre inspirant des cinéastes divers comme David Lynch, Michel Gondry et Alain Guiraudie. Le récit progresse par changements de rythmes. L’artisan évoque également les théories de Sigmund Freud sur les interprétations des rêves et l’inconscient, sans oublier d’égratigner les codes sociaux bourgeois. Le long métrage progresse par changements de rythmes. Avec l’aide de son opérateur Boris Kaufman, le réalisateur utilise régulièrement plongées et contre plongées en extérieurs ou de remarquables travellings crépusculaires le long de la rive (dont La Nuit du chasseur de Laughton trouve source d’inspiration) ajoutant du lyrisme à l’histoire. Les décors d’intérieurs cubiques, exiguës, bric-à-brac bordélique, favorisent des angles de vues inventifs. Le long métrage à l’originalité d’être à la fois un film parlant, musical et muet avec une alchimie assez exceptionnelle du son et de l’image. Un miracle alors que le cinéma en est aux prémices du parlant. Mais l’innovation du genre ne s’arrête pas là. Le cinéaste profite de certaines séquences pour générer également du surréalisme, incarné concrètement par le personnage de Jules, interprété instinctivement par Michel Simon, s’inspirant également du court-métrage Un Chien andalou de Luis Bunuel (le bocal «aux mains coupées»). La structure dramatique se teinte d’onirisme, notamment par une audacieuse scène d’une sensualité inédite, où l’image des deux corps des amants séparés, se superpose pour faire l’amour. Tout comme l’étonnante plongée au ralenti de Jean dans l’eau pour voir le visage de sa bien-aimée. Des séquences qui ont nourri le phénoménal Underground de Emir Kusturica. Tout au long de l’œuvre, la caméra flirte régulièrement avec la peau, et pour la première fois un couple se voit mis en image par des plans très rapprochés inspirant George Stevens pour Une Place au soleil (1951). Le cinéaste François Truffaut indique admiratif : «Lorsqu’il tourne l’Atalante, Vigo atteint la perfection, il atteint le chef-d’œuvre». Un film «maudit» au nouveau langage cinématographique qui ouvre tous les champs du possible.
Sébastien Boully
Mais voilà une séduisante invitation à voguer sur les canaux parisiens en compagnie de ces sympathiques mariniers d’une autre époque et à apprécier, à la lumière de cette belle analyse bien chiadée, la puissance du génie créateur méconnu (de moi-même) de Jean Vigo…
D’ailleurs, je n’hésiterai pas à suivre l’exemple de Truffaut, qui a eu « le bonheur de voir ses 4 films en une séance », en espérant être prise aussitôt de la même « admiration éperdue »… émotion qu’on recherche sans relâche au cinéma !