Après la disparition brutale du compositeur islandais Johann Johannsson en 2018, il avait bien fallu se rendre à l’évidence qu’avec lui s’était éteint l’espoir de voir sa discographie s’étoffer. Last And First Men, oeuvre posthume vient contredire avec pertinence cette constatation.
A quoi sert un artiste ? A-t-il une utilité ? A-t-il un rôle social à assumer ? Le message d’une oeuvre d’art a-t-il encore une portée, une dimension, un écho sur notre société plus que jamais recroquevillée sur elle-même ? Autant d’interrogations qui méritent que l’on s’y attarde. Un objet sonore, un écrit ou une vision d’un monde ne peuvent accepter de vivre qu’à travers une démarche de consommation, un temps éphèmère accordé.
Tout au long de sa carrière bien trop courte, le compositeur islandais Johann Johannsson disparu prématurément en février 2018 s’est interrogé sur la pertinence et la pérennité d’une oeuvre d’art comme faisant suite à un regard parallèle et oblique de notre monde. Tout au long de sa discographie, il a malaxé la dimension visuelle au point de commettre quelques partitions pour le cinéma. On se rappelle bien sûr de sa collaboration avec Denis Villeneuve pour le meilleur (Premier Contact en 2016) et le plus dispensable (Prisoners en 2013). Chez Johannsson, il y avait depuis toujours chez lui cette propension à créer une dramaturgie de l’espace avec pour plus bels exemples le sublime Fordlândia (2008) et Orphée (2016), ces longues plages qui savaient échafauder une architecture mouvante du drame avec un lyrisme toujours retenu. Last And First Men, cette oeuvre posthume sur laquelle travaillait l’islandais au moment de sa mort par overdose de cocaïne, n’était pas totalement aboutie et a été travaillée et poursuivie en suivant les notes du compositeur par deux de ses fidèles collaborateurs, le compositeur Yair Elazar Glotman et la réalisatrice Sturla Brandth Grovlen.
L’idée était pour Johann Johannsson de faire de cette partition une oeuvre totale, un objet qui combinerait les deux axes de son travail depuis toujours, le rapport à l’image et à la musique. Last And First Men n’est pas qu’une nouvelle pièce musicale, elle se prolonge à travers un film qui accompagne le cd. S’appuyant sur le roman de science-fiction d’Olaf Stapledon, Les Derniers et les Premiers (1972) (Last and First Men: A Story of the Near and Far Future) mais aussi sur une contemplation des Spomeniks, ces monuments colossaux édifiés dans l’ex-Yougoslavie du temps du Maréchal Tito, des architecture de mémoire, des lieux évoquant la souffrance des peuples sous la seconde guerre mondiale. Ce qui est troublant dans cette vision de Johannsson sur ces constructions massives, c’est cette confusion des espaces-temps, ces oeuvres qui se veulent futuristes mais qui déploient une esthétique éteinte et passée.
Last And First Men est sans aucun doute le disque le plus glaçant de Johann Johannsson, celui qui est peut-être le plus proche du trouble existentiel fondamental et premier. Celui qui nous donne à voir l’attirance du gouffre, celui qui nous fait sentir le souffle froid d’une menace sourde. L’écoute n’en est que plus troublante avec le décés de Johann Johannsson, on se retrouve vite face à un sentiment assez dérangeant de dialogue avec une autre dimension, un échange ou un dialogue avec un au-delà incertain. Mais ne dit-on pas (à juste titre) qu’un artiste ne disparaît jamais vraiment et totalement ? Il se distille en influences chez d’autres musiciens. Pour preuves, A Winged Victory For The Sullen, le duo incarné par Dustin O’Halloran et Adam Wiltzie qui rendaient un hommage appuyé sur leur troisième album, The Undivided Five à leur ami disparu. Car force est de reconnaître que la présence de Johann Johannsson perdura longtemps après sa disparition chez ses amis musiciens, on pourrait évoquer la violoncelliste Hildur Guðnadóttir (révélée au grand public avec la B.O de Joker (2019)) ou encore Tim Hecker. On n’a pas fini de découvrir des richesses et des trésors dans le répertoire de l’islandais.
Glaçante, glacial seront les premiers termes qui vous viendront à l’esprit à l’écoute de Last And First Men, ce monolithe noir de Johann Johannsson. Il y a quelque chose de déroutant et de profondément intimidant dans cette nouvelle partition. Construisant ses pièces musicales pour l’essentiel sur des instruments à cordes, il semble prolonger le travail de la B.O de Premier Contact. Volontiers minimales, ces orchestrations s’appuyent sur des bourdons mais aussi sur un rapport évident à la dissonance, parfois quelques voix féminines lointaines déchirent l’espace comme pour mieux contraster et mettre en évidence la dimension désertique de l’ensemble.
Il y a chez Johann Johannsson une filiation certaine avec Debussy mais aussi Gustav Mahler pour cette économie dans les effets et un sens de la pudeur et du détail qui dévoilent bien des choses sur notre monde et notre petitesse. Alors, certes, Last And First Men n’est pas une oeuvre aisée, facile ou accessible à tous. Ce sont des plages musicales qui imposent une concentration et une attention, ce sont aussi des épreuves, des efforts que l’on s’impose. Mais tout disque éprouvant ne devient-il pas un compagnon essentiel au bout du compte ? Sans trop se l’expliquer on pensera au Triple Album (2013) de Pascal Bouaziz et Mendelson pour ce même refus du consensus et de l’apitoiement trop facile sur soi. Last And First Men assume pleinement un désespoir frontal et indicible, ces temps face à ce que l’on est, ces instants où le ne peut faire le joli coeur, où l’on gonfle le thorax et où l’on s’imagine coq alors que l’on n’est que poussin.
Last And First Men est une oeuvre forte et essentielle car elle se refuse à nous épargner, car elle nous met face au gouffre et nous montre tels que nous sommes. Une nuit transfigurée peut-être, des rêves répétitifs et obsédants assurément.
Greg Bod
Johann Johannsson – Last And First Men
Label : Deutsche Grammophon
Sortie le 27 mars 2020