En donnant corps à l’univers oppressant de H.P. Lovecraft, le mangaka Gou Tanabe nous fait plonger au cœur de l’imaginaire fantastique à travers quatre adaptations très réussies dont Dans l’Abîme du temps. La collection a reçu le prix de la série Angoulême en 2020.
Gou Tanabe est un mangaka connu dans le registre de l’horreur. En 2009, il relève le défi d’adapter trois grands classiques littéraires : The Outsider de H.P. Lovecraft ainsi que les récits d’Anton Tchekhov et de Maxime Gorki. L’œuvre s’achève par une histoire de fantôme, entre culture occidentale et orientale. Pas étonnant que l’auteur japonais réitère : c’est donc sous la forme du manga que le génie lovecraftien fait sa réapparition sous des atours renouvelés. Le rituel se met en place : s’attarder sur un personnage confronté au surnaturel qui cherche en premier lieu une explication logique. Plonger dans cette machinerie, c’est s’immerger en dehors de la réalité dans un espace déconstruit. Le temps se perd et la volonté d’en sortir avec la fin de la lecture. Un tourbillon de brume s’empare de la conscience. Puis une immensité s’ouvre devant nos yeux. La maîtrise à la fois de la retranscription des émotions du visage par le dessin et la mise en place d’un domaine architectural particulier est au rendez-vous. Par l’inclusion savante du texte, les rouages qui ont participé à créer le mythe de ces contes sont bien présents.
« Nous vivons sur un îlot de placide ignorance » – L’appel de Cthulhu inspiration
D’abord avec Les Montagnes hallucinées du même nom que le roman – en deux tomes à la couverture souple brune de simili-cuir – le dessinateur s’attaque à représenter l’univers glaçant de l’Antarctique. Puis, vient Dans l’abîme du temps, le dernier texte écrit par Lovecraft avant sa mort. Place à un décor plus aride avec couverture grise, cette fois. Le lecteur est embarqué vers l’Australie par un professeur atteint d’une anomalie cérébrale dissociative, suite à une longue amnésie, à la recherche d’une civilisation inconnue vue en rêve. Quelque chose de terrifiant se tapit dans les profondeurs du sable du désert. Au delà de notre perception limitée, d’autres entités existeraient-elles ?
C’est une période où les écrits fantastiques s’intéressent à la possession du corps et aux transferts de personnalité, pour les passionnés des ces thématiques aucune déception à l’horizon : on retrouve fidèlement dans le volume, par le biais du personnage aux expressions croquées l’empreinte des questions existentielles déjà dans les esprits en termes de limites du savoir, de ce qui dépasse l’échelle de l’humain, le menace. Comme Jules Verne avant lui, les découvertes scientifiques ont une place importante : la Grande Dépression de l’époque déverse sur la société son lot de désillusion. Apparaît à des yeux plus aiguisés que d’autre un progrès technologique en passe de conduire l’humanité à sa perte. Lovecraft représente une jeunesse perdue en quête de sens. Gou Tanabe, par ce choix symbolique fort de redonner un élan à la ré-émergence d’un univers unique en son genre, nous apporte sur un plateau par l’image, la preuve de l’effroi universel que chaque génération peut ressentir face à la mince frontière entre bien et mal.
« La littérature de l’étrange, qui a toujours été la cousine germaine de la littérature conventionnelle […] nous fournit de précieux renseignements sur la société dans laquelle elle a vu le jour. » – Stephen King
Par la qualité du trait noirci, surgissent le sombre et l’angoissant. L’exercice artistique de précision et l’habileté à représenter autant les sursauts de l’âme humaine, l’informe d’êtres sortis tout droit de l’imagination de Lovecraft que l’immensité des constructions est remarquable. Un ensemble obscur à la hauteur du sentiment d’incompréhension première à laquelle est confronté le personnage principal. La progression se fait au fil des chapitres alternant paysages travaillés aux ombres inquiétantes et gros plans sur des visages aux yeux écarquillés, fixes. Des doubles pages s’insèrent dans le scénario laissant place à l’invasion visuelle de formes organiques évoquant Gaudi autant que les visionnaires bruts de l’architecture environnementale : Marcel Storr, Le Facteur Cheval… Vertige par la disproportion, l’indicible est entre-aperçu : la continuité de l’héritage avec HPL est palpable.
« Notre ère mécanique et industrielle est une ère tout à fait décadente. » – Lovecraft
Faire revivre l’œuvre de HPL par un médium qui en ouvre l’accès au 21e siècle, aurait pu être une entreprise ardue. Pourtant, la retranscription du texte est juste et laisse la place au lecteur afin qu’il puisse fabriquer lui-même par la force suggestive le plus beau cauchemar. Challenge dangereux, d’autres avant lui ont tenté l’expérience, mais réussi de transposition d’un contenu écrit très incarné en terme de maîtrise du champ lexical. Les images créées par le génie graphique de Gou Tanabe sont à la hauteur : sublimes et démesurées laissant suffisamment de flou dans le détail pour permettre à l’esprit du lecteur de s’évader et d’être littéralement happé. Imagination créatrice stimulée et transmise : nous évoluons dans un champ spatial ouvert par un jeu subtil alternant intensité fulgurante telle des flashs, des apparitions et respect des suggestions nuancées autant que profondes. L’esthétique hostile chère à HPL est présente, témoignant de cette acuité du regard hors norme d’un homme qui avait fait le choix de vivre hors du monde.
Le 5 mars dernier est sorti dans cette collection La Couleur tombée du ciel. On retrouve le même type de couverture dans une teinte bleue. Un roc venu de l’espace, dont la matière ne ressemble à rien de connu, provoque des dégâts sur la faune et la flore, s’ensuivent des phénomènes étranges… Un ensemble de qualités dont vous ne pourrez difficilement vous passer d’aligner les quatre tranches au complet dans votre bibliothèque. A compléter de l’analyse de l’œuvre par Michel Houellebecq, H.-P. Lovecraft – Contre le monde, contre la vie. Comme une envie de regarder Psychose porté à l’écran par Hitchcock, scénario à la thématique proche tiré du roman policier de Robert Bloch fortement influencé par HPL.
Audrey Rousselle