Les frères Eno se réunissent encore une fois autour de Mixing Colours, un album miraculeux comme enfermé dans une sphère temporelle, conjuguant le présent au mode Satie et un futur flou au savant dosage d’un bourdon troublant.
A lui seul, Brian Eno est un continent. A lui seul, Brian Eno est un genre musical. Il n’y a pas juste un Brian Eno mais cent, mille, une multitude infinie. Que celui qui n’apprécie pas le travail de l’anglais me jette la première pierre (doucement quand même hein !). A coup sûr, chacun peut trouver un Brian Eno qui lui ressemble. Il faut voir qu’avec une carrière et une discographie quasi-exemplaire entamée au début des années 70, c’est à un voyage que nous invite l’auteur de By This River.
Avec Mixing Clouds, c’est le versant le plus ambient et peut-être aussi le plus apaisé du créateur qui transparaît. Il faut rappeler que la collaboration débute entre les deux frères en 1983 avec un des chefs d’oeuvre de Brian Eno avec également le complice Daniel Lanois, Apollo: Atmospheres And Soundtracks. Sur Mixing Clouds, la fratrie Eno met la pédale douce sur l’expérimentation pour privilégier une ligne mélodique. En résulte de longues plages contemplatives portées par un mysticisme indicible un peu comme des comptines abimées, on pense parfois à Vangelis, souvent à Harold Budd. Les climats sont crépusculaires, marqués par de lentes répétitions avec des notes prolongées jusqu’à l’agonie, des bourdons comme des mantras à la fois apaisés et menaçants.
Une musique qui ne peut que s’écouter seul, dans la pénombre d’une chambre, recroquevillé sur soi-même. Seulement alors, l’univers se déploie, le monde s’ouvre . Celui qui n’y prêterait qu’une oreille distraite n’y entendrait qu’une musique de relaxation, une comptine que l’on jurerait entendre dans une chambre d’enfant, de tout petit, une mère dans un rocking-chair blanc, son enfant dans les bras et prenant le sein. Mais pourquoi une musique relaxante serait moins précieuse que les autres plus complexes. D’autant que la complexité ne se révèle ici qu’à celui qui saura la capter, justement dans cette agonie des notes, dans ce souffle du son qui se perd d’écho en écho.
L’ambiance est au spleen et au minimalisme comme une prolongation de certaines pièces pour piano d’Erik Satie mais Mixing Colours est bel et bien un disque de collaboration avec un échange entre les deux frères, les mélodies de l’un perturbées par les idées de l’autre.On se plait à chercher à distingue l’apport de Brian ou celui de Roger Eno, il sera bien difficile de scinder cet ensemble d’une cohérence absolue, la preuve d’une symbiose réelle, la faute sans doute à ce lien familial et cette complicité hors du commun. Il y a aussi du Schubert dans cette heure et une poignée de minutes, un moment comme en apesanteur. Une légèreté qui a le poids du plomb.
Car lentement de cette quiétude s’installe une torpeur, un je ne sais quoi qui vient nous faire trembler à la racine de nous, un petit quelque chose inqualifiable, une énigme sans doute. Depuis toujours, Brian Eno travaille le rapport de l’espace à la musique et Mixing Colours derrière son absence d’aspérités masque mal cette combinaison, cette réflexion sur le vide et la vacuité. Une musique qui est finalement bien plus complexe qu’elle n’y paraît de prime abord avec une profonde méditation sur les nuances de ton, sur la manière dont un son se projette dans l’espace et meurt en une nanoseconde.
Mixing Colours, dans ces temps où l’ennui s’est infiltré dans notre quotidien, où il est même devenu une seconde ombre qui nous accompagne à chaque instant, est peut-être la bande son qui viendra éclairer autrement cette solitude pesante.
Greg Bod