Le grand Elliott Smith a donc de nouveaux disciples en 2020, et il serait peut-être bien surpris par leur look, mais on parie qu’il serait enchanté par les chansons de Happyness.
Quelque part, il faut bien l’avouer, c’est un soulagement d’écrire quelques lignes sur un groupe comme Happyness, et son dernier album, le troisième, Floatr. Un soulagement parce qu’on pourra éviter de ressasser les habituels clichés qu’appellent systématiquement une grande majorité des disques de « jeunes groupes » recyclant tous plus ou moins habilement des idées inventées il y a plus de 30 ans. Happyness – pas Happiness, hein ? c’est important… non, on plaisante, ce n’est probablement là qu’une astuce lexicale pour faciliter la recherche du nom du groupe sur Internet, même si le groupe a donné une explication très sophistiquée à ce sujet…– joue dans une autre cour, et donne donc envie d’aller comprendre ce qui se passe dans la tête de Jon EE Allan (guitare / basse / chant) et Ash Kenazi (batterie) pour nous pondre ainsi en 2020 des chansons qu’on imagine plutôt chantées par Elliott Smith ou par Sparklehorse.
Difficile de parler de Floatr sans mentionner le changement le plus visible du groupe londonien : le départ de Benji Compston, membre fondateur, et l’irruption au premier plan d’un Ash Kenazi qui a fait son coming out de manière des plus spectaculaires en drag queen rose bonbon… Ce qui offre au groupe une image clinquante assez saisissante, mais risque quand même de fausser largement les attentes du public, tant Floatr est une œuvre toute de subtilité et de délicatesse, bien loin d’une quelconque provocation gratuite.
Le groupe avait attiré l’attention à ses débuts en noyant d’électricité des mélodies pop ensoleillées qui évoquaient avant tout les slackers de années 90, de Beck à Pavement. Mais très vite, les choses ne se sont pas avérées aussi simples que ça, et le jeu habituel des références a tourné au casse-tête, Happyness inventant leur propre musique, privilégiant une douceur mélodieuse dans une ambiance lo-fi parfois captivante, parfois paresseuse. When I’m Far Away (from You), merveilleux instant suspendu atteint ainsi un classicisme paradoxal dont peu de groupes actuels sont capables. Le single Vegetables, un tantinet plus électrique, poétise (presque) joyeusement la terreur de la dépression : « Even as the rain gets on my back / I know I’m bound for nothin’ / Even as my head overreacts / I know I’m barely somethin’ » (A ce sujet, il faut souligner que Happyness fut très tôt reconnu comme un brillant groupe « à textes » …). Undone renvoie, non sans une certaine dose de mélancolie à une époque où ce qu’on qualifiait de noisy-pop, soit une version light et lumineuse du shoegaze, régénérait la scène rock de Grande-Bretagne. Anvil Bitch est la seule véritable exploration sonique de l’album, et ses six minutes et demie nous proposent une relecture intimiste du travail de Sonic Youth, confirmant la nouvelle maturité d’un groupe qui déclare que Floatr est la conclusion de deux années qui ont été à la fois les meilleures et les plus difficiles que le duo ait vécues.
Si l’on peut regretter que toutes les mélodies ne soient pas aussi accrocheuses (… que celle de Ouch(yup) par exemple…), et noter que Floatr aurait gagné à être plus court, il reste l’absolue confirmation de l’importance désormais acquise par ce groupe qui sait rester marginal, clairement loin de la musique facile dans laquelle notre époque se complaît un peu trop, mais qui a su élargir sa palette sonore et donc gagner en séduction immédiate.
Eric Debarnot