Coup de projecteur en trois axes sur La leçon de piano de Jane Campion, certainement l’une des plus éblouissantes et émouvantes Palmes d’or du festival de Cannes.
Biographie :
«J’ai toujours pensé que le cinéma engagé ne fonctionnait pas : ce qui m’intéresse, c’est de faire réagir les spectateurs en leur faisant partager des émotions». Jane Campion scénariste et réalisatrice néo-zélandaise, dont la particularité cinématographique réside dans la description du destin de femmes marginalisées, voit le jour le 30 avril 1954 à Wellington. Fille d’une actrice et d’un père directeur de théâtre, elle obtient d’abord une licence d’anthropologie en 1975 avant d’intégrer le Chelsea School of Art, à Londres, puis le Sydney College of Arts, et enfin l’Australian Film, Television and Radio School, où elle mène à bien cinq courts métrages entre 1982 et 1986. Dès son premier, Peel (1982), elle obtient la Palme d’or dans la catégorie court-métrage au Festival de Cannes 1986. Les autres seront aussi primés. Après son premier long métrage remarqué, Sweetie (1989), elle enchaîne avec le vibrant Un ange à ma table (1990) qui remporte le Grand Prix du jury à la Mostra de Venise. Mais c’est par le biais de La leçon de Piano, Palme d’or du festival de Cannes 1993, que sa renommée mondiale décolle internationalement. Première femme à obtenir cette distinction (et malheureusement toujours la seule à ce jour), elle reçoit aussi pléthore de prix (trois Oscars, un César et trois BAFTA). Après ce bonheur, le drame : elle perd son enfant, et s’éloigne des plateaux pendant trois ans. Elle retrouve le goût du cinéma en 1993 à travers Portrait de femme, puis Holly Smoke (1999), le thriller In the Cut en 2002, et le somptueux drame romantique Bright Star en 2009, inspiré par la vie du poète anglais John Keats. En 2013, elle se lance dans l’aventure télévisuelle «pour explorer une autre frontière et parce que tout finit par-là de toute façon» avec la série policière Top of the Lake qui rencontre un immense succès. Un an plus tard, elle a l’honneur de présider le jury du Festival de Cannes 2014, devenant la première réalisatrice à accéder à cette fonction.
Contexte :
La Nouvelle-Zélande – Aoteara, en maori – connue pour sa religion du rugby, obtient son indépendance le 26 septembre 1907, et la première fiction tournée au « pays du long nuage blanc » est l’œuvre de Gaston Méliès en 1912. Pour autant, l’industrie du cinéma kiwi démarre en 1920. Jusque dans les années 70, le cinéma néo-zélandais nourrit essentiellement le genre documentaire. En 1981, le long métrage Goodbye Pork Pie obtient un succès commercial. Le cinéma local s’exporte enfin avec le remarquable Utu (1983) de Geoff Murphy, ainsi que des vocations artistiques. En 1987, le jeune Peter Jackson étonne les cinéphiles par le gore Bad Taste, puis récidive avec Braindead (1992). Mais Jane Campion, après deux films singuliers, change de style, provoque l’illumination planétaire, et fait converger tous les regards vers les contrées abrupts en offrant une œuvre romanesque La Leçon de piano » et offre ainsi au cinéma néo-zélandais une reconnaissance planétaire.
Désir de voir :
« Un film très romantique, tendance Brontë ; une description du retour à l’innocence de la passion ». Ainsi la réalisatrice définit-elle son film. Inspirée par la littérature romanesque et gothique anglaise d’Emily Brontë et d’Ann Radcliffe, entres autres, Jane Campion propose un triangle amoureux singulier sous l’ère victorienne au cœur de la nature néo-zélandaise. La première image, floue, nous fait découvrir une femme, muette, Ada, mère d’une jeune fille mariée de force à un inconnu habitant la Nouvelle-Zélande. Elle débarque sur une plage, se voit contraint d’abandonner son piano, instrument de survie et d’expression, que l’époux dominateur vend à son contremaître, un Blanc vivant comme les autochtones dans une cabane au milieu de la jungle hostile, le corps recouvert de tatouages maori. Par touches naturalistes, la mise en scène joue avec les décors naturels et le moindre objet pour que deux univers s’affrontent : conservatisme contre liberté, colons face aux autochtones, civilisation devant la nature. La réalisatrice en brillante metteuse en scène oblige ses personnages à prendre des décisions dans un tourbillon de pensées contradictoires où la passion, l’érotisme, les fantasmes et l’émancipation se déclinent en beauté à travers chaque plan. Rarement utilisation de l’espace environnant -plage, vagues, jungle, boue – a décrit autant d’émotions primitives, portées par l’éloquente musique de Michael Nyman (véritable voix de l’héroïne), laquelle envoûte la peau, enveloppe chaque humeur, libère les corps. En effet, la caméra introspective de Jane Campion suggère avec acuité les pulsions secrètes du sexe et les tourments de l’âme. Où quand la technique d’écriture fusionne avec les sentiments les plus intenses. «La leçon de piano est une merveille d’équilibre et de violence, de raffinement et de crudité, de passion et de retenue», peut-on lire dans le magazine Positif. Ce bijou d’épanouissement féminin a influencé directement, profondément et durablement une génération de jeunes réalisateurs. «C’est un film qui a défini ma vie, ma carrière. Peu de films m’ont autant déterminé que La leçon de piano», reconnait ainsi Xavier Dolan lors de son discours, après avoir reçu le Prix du jury à Cannes, en 2014, jusqu’au plus récent enflammé Portrait de la jeune fille en feu (2019) de Cėline Sciamma, dont certains plans évoquent directement la référence néo-zélandaise . Le triomphe mondial du film de Jane Campion déclenche un élan cinématographique en Nouvelle-Zélande. Cet essor donne immédiatement naissance à l’éruptif L’âme des guerriers (1994), signé Lee Tamahori. Suivront de nombreuses productions sur le sol néo-zélandais, dont la monumentale trilogie Le Seigneur des anneaux (de 2001 à 2003), réalisée par Peter Jackson. Œuvre sensuelle, symbolique, troublante et touchée par la grâce, La Leçon de piano livre également au monde un voyage grand écran au cœur des beautés luxuriantes néo-zélandaises. Depuis cette composition picturale de Jane Campion, assurément une certitude nous étreint : jamais d’autres décors naturels cinématographiques n’auront été plus envoûtants que ceux du pays du long nuage blanc, inégalable écrin somptueux pour ce triangle amoureux submergé de passions sauvages.
Sébastien Boully
Voilà une belle critique qui ranime les émotions d’un film inoubliable qui a réussi à restituer à la perfection, le côté vertigineux de la passion et du désir amoureux…
et on sent bien comme dans « le portrait de la jeune fille en feu », la sensibilité féminine de ce rendu ! (cf le trou dans le bas de laine)