Nous avons été impressionnés – comme tout le monde, cette série ayant été récompensée à Angoulême – par les adaptations d’œuvres de Lovecraft par le mangaka Gou Tanabe : il nous fallait donc revenir sur son quatrième tome, La Couleur tombée du ciel.
Notre éducation lovecraftienne
Pour un adolescent au tout début des années 70, lire du fantastique n’était pas facile, le genre étant alors loin de connaître la popularité qui deviendra la sienne au cours du demi-siècle suivant. Une fois Edgar Allan Poe étudié au lycée – pour les plus chanceux d’entre nous –, une fois lus le Dracula de Bram Stoker et le Frankenstein de Mary Shelley, l’incontournable étape suivante était l’auteur le plus sulfureux, le plus étrange, le plus fascinant / inquiétant de tous, Howard Philip Lovecraft, dont l’œuvre proliférant autour d’un ressassement des mêmes obsessions était alors mise à la disposition de la jeunesse innocente par les éditions Denoël : ces petits livres format poche, à la couverture blanche agrémentée de deux taches de couleurs, allaient définir pour toujours notre goût pour les grands auteurs de la science-fiction « intelligente » (c’était avant le désastre culturel que représenterait Star Wars, qui allait laminer le genre pour des décennies !). Et les romans et nouvelles de Lovecraft s’inscrivaient paradoxalement dans le cadre d’un panorama exhaustif de la S.F. : c’est que la bonne maison Denoël avait bien compris que cette fascination de l’écrivain de Providence pour ce qui pouvait rôder au-delà des frontières de notre perception – que ce soit dans l’espace « où personne ne vous entend crier », dans le passé de notre espèce heureusement effacé de nos mémoires, ou dans une dimension parallèle qui pouvait occasionnellement croiser notre réalité à nous – était bien plus riche de sens que les simples frissons « bon marchés » procurés par des monstres indescriptibles et du gore (largement suggéré, mais quand même…).
Adapter l’inadaptable et décrire l’indescriptible
Au sein de la collection Denoël, il faut bien avouer que La Couleur tombée du ciel nous était apparu comme l’un des récits les moins forts de HPL, et que ce récit d’une contamination extra-terrestre apportée par la chute d’un météorite dans la campagne américaine était semblait peu révolutionnaire. Il y a de grandes chances que le même jugement soit porté sur ce quatrième tome de la série de Tanabe, les Chefs-d’œuvre de Lovecraft. On y retrouve – heureusement ! – toutes les qualités qui ont été célébrées après la lecture de Dans l’Abîme du temps et des Montagnes hallucinées : d’abord, un dessin – très sombre – qui, quasi miraculeusement, matérialise parfaitement ce que le lecteur peut imaginer à la lecture des textes lovecraftien, en particulier le foisonnement démentiel d’images grouillantes d’abominations, et plus encore cette occasionnelle mais magistrale utilisation du flou, qui correspond bien à la célèbre « technique » de l’écrivain reculant devant des descriptions précises de ses visions cauchemardesques. Ensuite, et c’est sans doute tout aussi essentiel en termes de fidélité à l’œuvre originale, ce rythme de la narration, à la fois pondéré et implacable dans la montée de l’épouvante, qui vous saisit peu à peu, puis vous entraîne dans des paroxysmes sensoriels, où il est difficile de séparer l’horreur de la fascination. Comme chez Lovecraft, les mangas de Tanabe nous assignent le rôle de l’observateur impuissant, terrifié et incapable finalement de réconcilier ce que ses sens lui communiquent avec une quelconque pensée raisonnable.
La prescience des drames contemporains
Au-delà de la « mythologie cosmique » lovecraftienne, il est pourtant difficile de ne pas trouver dans La Couleur tombée du ciel une sorte de prescience des drames contemporains que nous connaissons bien : entre les terribles mutations entraînées par la catastrophe de Tchernobyl, et les vicieuses contaminations dévastant et l’environnement et les conditions d’existence à proximité d’industries polluantes, il y a longtemps que les visions de Lovecraft ne sont plus de la science-fiction ! Comment en tournant les pages de ce livre terrible, décrivant les atroces souffrantes d’une famille peu à peu décimée par un phénomène invisible mais implacable, ne pas revoir les images de Dark Waters, le dernier film de Todd Haynes, que l’on pourrait croire directement inspiré de la Couleur tombée du ciel s’il ne l’était de faits réels…
Et si, finalement, ce qui rend la Couleur tombée du ciel moins stupéfiant que les autres récits lovecraftiens, ce n’est pas tout simplement le fait que cette horreur-là ne nous est plus du tout étrangère ?
Eric Debarnot