Alors que l’épidémie de Covid 19 semble marquer le pas, de nombreuses œuvres imaginées durant le confinement commencent à apparaître comme ce Lekko Sketches, un ensemble de miniatures pianistiques de l’anglais Adrian Lane.
On s’en souviendra longtemps de cet hiver et de ce printemps 2020 où nos rues se sont désertées, les activités qui relevaient de la routine et de l’évidence hier nous paraissaient alors des luxes inatteignables aujourd’hui. Marcher sur une plage, regarder la lune s’endormir au petit matin. Pendant ces presque deux mois, nous nous sommes, tous et les uns les autres, transformés en de petites îles désertes intérieures dans un isolement un peu étrange, quelque peu cotonneux. Lentement mais sûrement, la métamorphose a pris, du citadin trépident, nous sommes revenus à un autre état, délaissant la modernité. Quelque chose entre la contemplation et l’angoisse. Un mythe de Walden revisité en mode 2020, des îlots d’abandon et de réclusion dans de tous petits appartements, dans de minuscules maisons, rivés à nos écrans d’ordinateur, mettant à distance la peur à force d’applaudir à 20h et de s’abrutir devant des séries sur Netflix. Fort heureusement, ce syndrome de la Cabane a permis à d’autres de reprendre le goût de l’intériorisation et de se laisser porter par ce rythme enfin ralenti.
Assurément, dans les mois à venir, nous allons voir émerger de belles œuvres comme en réaction à cet enfermement imposé, comme une réponse aux frustrations. De ce ralentissement nécessaire commencent déjà à s’imposer des sentiments paradoxaux à l’image de ce Lekko Sketches, dernière création de l’anglais Adrian Lane croisé dans That Faint Light aux côtés de Guido Lusetti de Loalue. Un artiste encore méconnu ici mais qui officie depuis plus de 2020 dans la mouvance Ambient.
Rarement une musique est parvenue à traduire une impression fugitive comme ces huit titres ramassés sur eux-mêmes. Hésitant en permanence entre des attractions contraires, une volonté de se diluer dans le silence mais aussi une envie de s’étirer dans le ciel, Lekko Sketches ranime cet étrange état de torpeur dans lequel nous nous plongions dans nos villes endormies. Rien de surprenant à se plonger dans ces ambiances-là quand on connaît déjà le travail de l’anglais. Porté naturellement à la contemplation, au jeu avec les nuances et les couleurs, Adrian Lane fait de la musique comme il peint, à partir de petits coups de pinceau pointillistes, à peine affirmés. Il dilue sa palette dans des tons chauds et automnaux. Le symbole n’est jamais loin, les énigmes à saisir comme l’on pourra.
Etant moi-même un habitant des bords de mer, je sais reconnaître un natif de l’océan quand je le rencontre comme un montagnard sait en reconnaître un autre. Dans la musique d’Adrian Lane, on entend ce rythme changeant de la marée, on y croise son obsessions des eaux sans courant, des dérives qui se perdent assurément. Si vous regardez longtemps dans le bleu des yeux d’un hommes des côtes, vous y entendrez le reflux de la vague, le sable qui vient nourrir l’écume. Les pièces instrumentales d’Adrian Lane sont des paysages minimaux, des territoires désertés. Mais comme la nature n’est jamais à l’abri d’un paradoxe, plus la trace de l’humain s’absente, plus sa présence se fait sentir.
La musique de l’anglais est éminemment sensible, peut-être simple mais sublimée par la grâce. Bien sûr, on ne pourra que se référer aux influences éternelles inhérentes au genre, Erik Satie en tête, les travaux d’Olan Mill ou de Richard Skelton, pour autant Adrian Lane ne se limite pas à suivre le chemin déjà parcouru par d’autres avant lui. Lekko Sketches fait un peu figure de parenthèse dans sa discographie car ce qui semble stimuler le musicien c’est en général sur ses autres disques une envie d’utiliser de manière moderne des instruments anciens, d’en malaxer la matière pour en forger un son différent. On pourrait citer Branches Never Remember (2016), son troisième disque édité pour le label Preserved Sound pour se faire une idée de la démarche artistique d’Adrian Lane. Il sera alors bien difficile de définir son univers, Folk, électronique, Ambient, Néo-classique, on ne saurait dire. On entendra parfois une voix féminine (Distant Voices Together), quelques chants d’oiseaux (There Are More Birds Around Lately), pourtant on sent un être humain qui vibre à chacune des notes posées. On y percevra quelques réminiscences d’un folklore lointain, une nature qui continue sans nous.
Il y a cette phrase bien connu de Paul Eluard : « Il n’y a pas de hasard , il n’y a que des rendez-vous »
Lekko Sketches semble aussi accompagner cet instant que l’on n’est pas près d’oublier, cette date qui pourrait sembler anodine où l’on est retourné à la rencontre de la mer, d’une forêt, d’un massif montagneux, d’un combe. Cet émerveillement ressenti, cette impression étrange de retrouver un ami perdu de vue, de reprendre une conversation interrompue il y a bien longtemps comme si rien ne s’était passé durant cette absence, comme si d’évidence nous savions qu’il y a des rendez-vous qui ne se manquent pas.
Les paysages sont nos amis les plus fidèles, jamais ils ne nous déçoivent, ils sont toujours là et le seront encore après nous. Peut-être si vous vous laissez porter par le silence, peut-être alors entendrez-vous dans l’anfractuosité de la pierre, derrière le souffle du vent de mer, derrière le craquement de la falaise, la musique fugitive d’Adrian Lane, ce soupçon d’éternité.
Car les notes d’Adrian Lane elles-aussi jamais ne vous trahiront.
Greg Bod