Coup de projecteur en 3 axes sur Freaks de Tod Browning, film maudit devenu culte, pour redécouvrir toute la puissance de l’une des œuvres les plus marquantes de l’histoire du septième art.
Biographie :
Surnommé le « Edgar Allan Poe du cinéma », ce maître du fantastique a marqué d’une empreinte indélébile le 7eme art, notamment par son exploration de l’Homme dans toute ses étrangetés et ses complexités. Né à Louisville (Kentucky) le 12 juillet 1880, Charles Albert « Tod » Browning quitte le foyer paternel à seize ans pour suivre une troupe de cirque itinérant. Ce n’est qu’à trente ans qu’il intègre une troupe de théâtre, et joue en 1913 dans une pièce burlesque à succès, The Whirl of Mirth. Cette même année, il rencontre le metteur en scène David W. Griffith, le suit à Los Angeles, joue dans deux de ses comédies, avant de devenir l’un de ses assistants pour le remarquable Intolérance (1916). Parallèlement à sa carrière d’acteur, le jeune homme réalise dès 1915 plusieurs courts métrages, puis son premier long métrage Jim Bludso (1917). Il rencontre le succès en 1920 avec Les Révoltés, considéré comme le premier film de gangsters. En 1925, la Metro Goldwyn Mayer l’engage pour réaliser Le Club des trois : un triomphe. le réalisateur enchaîne les histoires interlopes ou macabres – The Blackbird (1926), The road to Mandalay (1926), L’inconnu (1927), Londres après minuit (1927) ou encore A l’Ouest de Zanzibar (1928) – et quitte en 1930 la MGM pour intégrer Universal, où il s’attaque au cinéma parlant en produisant la première version sonore de Dracula (1931), interprété par Bela Lugosi. Cette adaptation du roman de Bram Stoker, publié en 1897, remporte un énorme succès. L’année suivante, il retrouve la MGM et dirige son film le plus personnel et le plus singulier : Freaks. L’échec est cinglant, l’œuvre incomprise, puis censurée car elle scandalise la critique et le public. Après ce fiasco, le cinéaste ne tourne plus que quatre films : Fast Workers (1933), La Marque du vampire (1935), Les poupées du diable (1936) et Miracles à vendre (1939). Il se retire à Malibu, reclus avec son épouse, l’actrice Alice Lillian Houghton, qui décède en 1944. En 1948, Tod Browning reçoit un Oscar d’honneur pour l’ensemble de sa carrière. Atteint d’un cancer du larynx, il est emporté le 6 octobre 1962.
Le contexte :
L’ère du cinéma parlant s’ouvre en 1927 avec Le Chanteur de Jazz. Echo cinématographique à la Grande Dépression de 1929, les films de monstres, comme Frankenstein (1931), de James Whale, et Dracula (1931) de Tod Browning, envahissent les salles obscures. Le jeune et ambitieux Irving Thalberg, directeur de production de la MGM, récupère ce dernier et lui réclame un film encore plus horrible. Spurs, une histoire courte écrite par Tod Robbins en 1926, sert de base au scénario du projet Freaks. « Je vous avais demandé quelque chose de terrifiant… Je l’ai eu » s’enthousiaste Irving Thalberg. Pour le tournage, le metteur en scène recrute de vrais phénomènes de foire provenant du célèbre cirque Barnum, ce qui engendre des tensions : l’accès de la cantine leur est interdit. Puis le film est réduit de trente minutes après les premières réactions désastreuses des censeurs et du public. Malgré ce nouveau montage, un véritable scandale accompagne la sortie du film, le 20 février 1932, lequel est immédiatement retiré des salles par la MGM. L’œuvre, longtemps censurée, sera finalement réhabilitée dans les années 60, puis intégrée en 1994 au National Film Preservation Board des Etats-Unis.
Désir de voir :
« Jamais plus une telle histoire ne pourra être filmée », annonce le prologue. Freaks demeure, en effet, une exception, souvent affublé du sous-titre tendancieux : « La monstrueuse parade ». Davantage un mélodrame tragique qu’un film d’horreur. D’emblée, un bonimenteur de fête foraine s’exprime ainsi : « Nous ne vous avons pas menti, nous vous avions annoncé des monstres, et vous avez vu des monstres. Ils vous ont fait rire et trembler… Pourtant, si le hasard l’avait voulu, vous pourriez être l’un d’eux. Ils n’ont pas demandé à naître, mais ils sont nés, ils vivent. Ils ont leurs codes, leurs lois. Offenser l’un d’entre eux, c’est les offenser tous… » Tod Browning, habitué à l’ambiance du cirque, nous immerge de façon quasi documentaire au cœur d’une communauté de forains. Numéros de cirque et attractions de foires réunissent des monstres («freaks», en anglais), qui interagissent avec des humains dit « normaux». Jamais monstruosité du corps n’avait été ainsi montré. Sans complaisance exhibitionniste, on découvre tour à tour dans leur quotidien nains, femme à barbe, sœurs siamoises, cul-de-jatte, homme tronc, homme squelette, femme sans bras… Cette représentation à l’écran fut considérée « extrêmement dérangeante et choquante » par les censeurs britanniques qui interdirent sa diffusion en Angleterre pendant plus de trente ans. Ni manichéen, ni naïf, le cinéaste fait s’entrechoquer « anormalité » et la « normalité », utilisant néanmoins des plans en contre-plongée pour accentuer la supériorité des êtres humains normaux et leur violence psychologique ; ses gros plans, eux, mettent en valeurs les talents particuliers de ses personnages. Par le biais d’un mariage d’intérêt d’une trapéziste et d’un nain, le réalisateur virtuose décale la frontière de la monstruosité en brisant puis inversant les codes de la représentation classique du bien et du mal. Ses travellings sous l’orage au ras du sol empruntent autant à la peinture de Francisco de Goya, période noire, qu’à la représentation fantastique de l’horreur. La remarquable scène de vengeance, d’une violence inédite, contient le seul effet spécial de ce long métrage. Tod Browning nous plonge « dans les abîmes du moi malade », une auscultation radicale de notre propre inhumanité. Œuvre mythique, voire culte pour le cinéaste surréaliste Luis Bunuel, cet hymne à la tolérance influence Werner Herzog, Tope Hooper, David Lynch, Tim Burton et les frères Farelly ; aussi la série télévisée American Horror Story, la pop-culture – le groupe Weepers Circus – et le roman, tel Hollywood Monster de Fabrice Bourland (2015). « Il est bien peu de monstres qui méritent la peur que nous avons » formulait l’écrivain André Gide. Parfaite illustration ici. Freaks, une formidable ode humaniste intemporelle à la différence.
Sébastien Boully
Décidément! encore un film que je vais me programmer ce soir…d’autant plus intéressant que l’actualité nous livre une belle panoplie de monstres à visage humain!!!…
Beaucoup entendu parler, vu beaucoup d’extraits… mais jamais vu en entier!!!