Il nous a fallu du temps pour digérer le dernier chapitre (le douzième) de Ralph Azham : Lâcher Prise était un album frustrant, terriblement déprimant, qui traduisait surtout le besoin dévorant de Lewis Trondheim d’en finir. Et avec le temps, nous avons eu envie de revenir sur cette saga paradoxale…
Aimer Ralph Azham a été difficile. Alors qu’on attendait, qu’on espérait, une série du niveau du Donjon, heroic fantasy humoristique oblige, on a dû rapidement déchanter devant une histoire qui s’est enfoncée rapidement dans une confusion qui lui aura été presque fatale. Il aurait sans doute fallu relire, à chaque nouveau tome, tous les précédents pour espérer y comprendre quelque chose : pourtant, ceux qui se sont livrés à cet exercice – qui est un véritable témoignage d’amour – ont fini par avouer qu’ils ne s’y retrouvaient pas pour autant !
Lâcher prise ? Nous, lecteurs, l’avons fait depuis longtemps, et nous avons appris à apprécier chaque tome pour d’autres raisons : pour l’émotion qui se dégageait régulièrement de la transparence de Lewis Trondheim quant à ses états d’âme, souvent mélancoliques, désabusés, voire dépressifs – comme c’est le cas ici, dans ce douzième et dernier tome qui baigne dans un sentiment de vanité de la vie presque suffocant ! ; pour quelques scènes très drôles, qui voyaient Trondheim retrouver un instant son génie d’humoriste / philosophe, conjuguant un second degré très moderne, mais jamais cynique, avec une grande justesse d’observation ; pour des mises en page et / ou en couleurs superbes, nous rappelant que la BD, même iconoclaste et « punk », peut être une véritable oeuvre d’art ; et enfin pour les échos que nous y trouvions de nos propres interrogations sur le pouvoir, la démocratie, la religion, ou tout simplement sur nos rapports avec « l’autre ». Ce n’est pas rien.
Le onzième tome de Ralph Azham nous avait même presque enchantés, avec ce « retour de flamme », ce sentiment amoureux qui illuminait à nouveau la saga. Las ! La conclusion de Lâcher Prise est brutale : le poids du pouvoir est insupportable, l’amour ne suffit pas à vivre, l’âge qui use rend tout dérisoire. Trondheim liquide toute son histoire en quelques raccourcis frustrants, et extermine nombre de ses personnages au cours d’une longue bataille, où il n’est guère plus possible au lecteur – épuisé – de comprendre qui a quel pouvoir surnaturel, pourquoi et pour en faire quoi… Une sorte de « WTF » ultime, comme un geste radical de Trondheim pour nous détacher de ses héros, de sa saga. Pour que nous n’ayons aucun regret. C’est dur !
Dans les dernières pages, au lieu de faire mourir son héros, Trondheim choisit de le faire littéralement s’évanouir. Et si les ultimes cases tentent de nous rappeler qu’il peut encore avoir y avoir des plaisirs simples dans l’existence (comme… chercher la bagarre !!!), on a plutôt envie de voir dans cette disparition une sorte d’écho au vieux cinéma moderne d’Antonioni. A quoi sert-il de même exister dans notre monde de déshumanisation systématique ?
Ralph Azham nous a tourné le dos, et s’est effacé de sa propre histoire.
Heureusement, en 2020, il nous reste – à nouveau – le Donjon.
Eric Debarnot