En 1960, on n’attendait pas de Clouzot, perfectionnisme obsessionnel, un tel hymne à la vie, juste avant l’éclosion de la Nouvelle Vague. La Vérité est un chef d’oeuvre du cinéma français, à voir et revoir sans s’en lasser, pour également se souvenir de la lumière qu’irradiait la jeune BB.
1960, République française. Mais ça pourrait aussi bien être la France de Pétain, comme celle vue dans le Corbeau. Un pays de rats, de vieillards haineux, médiocres, déterminés à tuer dans l’œuf toute velléité de rébellion, surtout de la part de la jeunesse, qui se croit (déjà) tout permis. Un pays qui n’est pas si loin de l’Espagne noire et grise sous la botte de Franco, en fait. Mais ça remue, quelque chose est en train de se passer. Du côté des étudiants, comme c’était le cas un peu partout dans le monde à cette époque-là. La vie de bohème se transforme petit à petit en une révolte – encore informulée en 1960 – contre une société étouffante, abjecte. Pas encore de conscience politique, mais, au moins, la conscience de son corps. Brigitte Bardot, le sublime animal à sang chaud, personnalise déjà tout ça, cette sexualité qui bouillonne et se moque des conventions, et va exploser à la gueule de la société très bientôt. Mais 68 est encore loin, il va falloir encore beaucoup souffrir d’ici là, et les victimes vont se compter par dizaines, centaines peut-être : des vies foutues, des rêves brisés, des cœurs piétinés par la médiocrité ambiante, par toute cette racaille vêtue de noir, en costumes-cravates étriqués qui s’imagine que son monde est éternel.
Clouzot, qui ne partage pas a priori beaucoup des points de vue de cette jeunesse rebelle, est suffisamment intelligent pour sentir que le vent tourne, et surtout pour adopter cette construction conflictuelle (nous, les jeunes, avec seulement notre amour comme arme, contre tous les autres, mais aussi le passé tel qu’il était contre son interprétation a posteriori…) qui lui permettra de vomir une fois encore sa haine éperdue pour le genre humain. La Vérité est – de loin – son meilleur film, parce que c’est celui où la Vie souffle, balaie régulièrement les constructions étouffantes, sadiques, du maître. Cette Vie, c’est, on l’a dit, la jeunesse, l’amour, mais c’est surtout Bardot, sublime, bouleversante : chaque fois qu’elle ouvre la bouche, les larmes nous viennent aux yeux. Il paraît que Clouzot n’a pas été tendre avec elle pour pouvoir obtenir une telle performance : on lui pardonnera aisément, et ce d’autant que Pialat fera de même quelques années plus tard, on sait que cette souffrance des acteurs est parfois le prix à payer pour qu’un film soit un peu plus qu’un « bon film »…
… et la Vérité est plus qu’un simple « bon film », c’est un film JUSTE. Un film NECESSAIRE aussi, vu l’état de la République Française. Il touche même à la grandeur lorsque Bardot crie cette phrase célèbre, et tellement juste : « Vous êtes tous morts ! ». Et elle, elle est tellement vivante, même réduite finalement à un cadavre exsangue : elle a échappé à la fausse vie des Morts Vivants.
Quelques mois plus tard, la Nouvelle Vague allait déferler, et ringardiser le cinéma de papa, dont Clouzot fut un maître. Mais grâce à la Vérité, Clouzot, lui, ne serait jamais ringard.
Eric Debarnot
Percutant de Vérité !
Merci ! ;)