On attendait beaucoup du second album de Porridge Radio, le groupe anglais dont les gens bien informés parlent en ce moment. Et savez-vous ? Eh bien, on n’est pas déçus par ce festival de pop songs dépressives, rageuses et énergiques qu’est le magnifique Every Bad.
La communauté de Brighton
« I’m bored to death, let’s argue / What is going on with me? / And maybe I was born confused / And baby, I was born confused / So I don’t know what’s going on / Maybe nothing’s going on » (Born Confused) (« Je m’ennuie à mort, alors parlons-en / Quel est mon problème ? / Peut-être que je suis né confuse / Et bébé, je suis né confuse / Alors je ne sais pas ce qui se passe / Peut-être que il ne ne se passe rien, en fait »)
Quel début d’album ! La voix bouleversante de Dana Margolin, une mélodie qui touche juste, une urgence rare à une époque où l’on aime plutôt la jouer cool… et un titre qui monte en puissance très vite, les mots se répètent comme un mantra : « Thank you for leaving me / Thank you for making me happy »… La rage est là, prête à déborder, les larmes aussi. Mais ce n’est qu’un début !
« I am charming, I am sweet / And she will love me when she meets me… » (Sweet). On a lu des commentaires de gens qui trouvaient à Sweet des connotations « grunge ». Peut-être quelque chose du désespoir et de la colère d’un Kurt Cobain ? Nous, proximité géographique oblige, on y reconnaît une communauté d’âme avec le grand Nick Cave, le voisin de Brighton : ce trajet de l’intime vers l’universel, la beauté saisissante de cette conjugaison entre la dureté des sentiments, exprimés sur une musique qui explose puis se calme, qui semble vaciller tout au bord de la beauté, et la tendresse d’une intimité dévoilée… avec même, oserait-on dire, une sorte d’humour un peu amer.
Don’t Ask Me Twice déploie alors toute la puissance du groupe – car Dana Margolin officie au sein d’un format de quatuor, dont l’élégance indie fait écho à celle des regrettées Electrelane (de Brighton, aussi, il n’y a pas de hasard…) : du bruit, des guitares électriques, oui, mais au service d’un dévoilement émotionnel magnifique. Derrière le soupçon du lyrisme, au bout du basculement dans l’hystérie (« Take me to Hell / Take me straight up! »), on reconnaît le goût de l’abstraction, du beau geste artistique, mis au service des interrogations que nous avons tous sur notre identité, voire notre pure et simple existence au sein d’un monde terriblement hostile.
Nul besoin en fait de disserter sur chaque chanson de cet album impressionnant, habité, il suffit d’écouter, de laisser les mots – souvent récités obsessivement jusqu’à devenir des prières, ou jusqu’à en épuiser le sens. Reconnaissons seulement que le buzz qui montait depuis des mois à propos de Porridge Radio, en dépit d’un premier album largement ignoré il y a déjà 4 ans de ça, était plus que justifié. Et que l’on tient sans aucun doute avec Every Bad l’un des grands albums de 2020.
Un navire qui sombre, éventré, vide…
Et, à partir du moment où l’on réalise que Pop Song peut évoquer le Love Song de The Cure dans sa tendresse froissée, on saisit exactement où naît cet écho en nous : et on aime bien l’idée que Dana Margolin prenne un jour le relais de Robert Smith quand il s’agit de mettre en musique nos fragilités, nos craintes, nos hontes. Oui, Porridge Radio – si anglais, si « tongue in cheek » – aurait très bien pu s’appeler The Cure, si le nom avait été libre : des mots comme « And I’m not coming home, no, I’m never coming back / You’ll miss me when I’m gone but I’m never coming back / I’m rotten at my core / I’m ugly deep inside » n’auraient-ils pas pu figurer sur Pornography ou Disintegration ?
« I don’t want to get bitter / I want us to get better / I want us to be kinder / To ourselves and to each other » Si Lilac, le morceau le plus long, peut-être la pièce centrale de Every Bad est aussi prenant, ce n’est pas seulement grâce à son impressionnant crescendo (Nick Cave, encore, avec ce basculement progressif vers le chaos, juste avant le CUT final…), mais c’est parce que Dana y lutte, et bravement, pour qu’il subsiste un quelconque sens à une relation amoureuse qui s’abime : avons-nous une quelconque alternative à nous aimer, à nous aider, même au risque de la douleur, de la déception ?
Et à la fin, lorsque tout a été tenté, même si l’on se sent comme un navire qui sombre, éventré, vide, on peut encore rentrer chez soi : Homecoming Song referme ce disque de tourments par une sorte de décollage… lumineux. Ça s’appelle l’espoir. Et c’est la plus belle manière de conclure cet album majeur qu’est Every Bad.
Eric Debarnot