Face à la vision la plupart du temps simplificatrice, voire caricaturale, du racisme dans la société française, la lecture du très subtil Ce qui nous sépare – un titre beaucoup moins consensuel que si cette BD s’était intitulée Ce qui nous rassemble – s’avère indispensable. Pour comprendre où nous en sommes, chacun d’entre nous…
Au départ, quand on entame la lecture de Ce qui nous Sépare, il y a – forcément, logiquement – en nous, cette évidence : « Moi, je ne suis pas raciste ». On aborde donc cette chronique de la vie à Paris de Bilal, Tunisien ayant bénéficié d’une bourse pour passer sa maîtrise (discipline : histoire contemporaine…) en France, relativement tranquille, prêt à s’indigner devant les multiples expressions du racisme de nos concitoyens, sans même parler, évidemment, des brutalités policières dont on imagine bien qu’elles vont émailler le quotidien du jeune « immigré ». Très vite, pourtant, on est surpris par la susceptibilité franchement déplacée de Bilal : mais qu’est-ce qui lui prend de ses fâcher avec ses amis parce qu’ils utilisent le terme de « expats » pour parler de leurs amis poursuivant leur carrière professionnelle à l’étranger ? Et il est vraiment désagréable finalement avec sa copine, une bonne petite française rousse qui n’est pas raciste non plus, puisqu’elle sort avec un arable, non ? Pas très sympathique, ce Bilal…
La grande force – et la grande subtilité – du livre d’Hélène Aldeguer, qui est une passionnée du monde arabe, c’est de faire progressivement « bouger nos lignes », de nous amener au fil d’une centaines de pages à nous « mettre à la place » de Bilal, à comprendre pourquoi ce que nous trouvions « exagéré » dans ses réactions est en fait parfaitement logique. Et justifié. Et pourquoi nous aurions nous-mêmes, à sa place, la même attitude de rejet vis-à-vis de cette multitude de « petits riens » qui trahissent un jugement de valeur profondément biaisé vis-à-vis des immigrés, des arabes… Alors, peut-être que nous ne sommes pas, individuellement, « racistes », mais notre avis sur le monde, et donc sur « l’autre » est coloré, distordu même par notre propre culture, résultant de siècles de préjugés raciaux auxquels nous ne pensons pas adhérer, mais que nous ne pouvons pas éviter.
Ce qui nous sépare nous offre aussi un point de vue – qui semble à la fois objectif et lucide – sur la situation politique, sociale, humaine dans la Tunisie post-printemps arabe : ce récit parallèle permet en outre de comprendre la position intenable dans laquelle se trouve une jeunesse déchirée entre le droit légitime de se construire une vie digne de ce nom, ce qui paraît impossible « au pays », et l’amour de ses racines. Entre manque et frustration, comment Bilal pourrait-il réellement se réaliser à Paris ? Et comment pourrions-nous comprendre, nous, sa souffrance ? Lire Ce qui nous sépare nous permet au moins d’entamer ce trajet de la compréhension, de l’empathie, et c’est loin d’être négligeable.
Nous n’avons pas parlé encore du graphisme de ce beau livre : disons qu’il peut évoquer celui de certains livres de la formidable – et trop oubliée de nos jours – Chantal Montellier… encore plus simplifié encore, puisque, avec peu de traits, ce sont les couleurs qui définissent les formes. La palette de couleurs elle-même est assez réduite, combinant des beiges, des ocres et des marrons aux inévitables noir et blanc, avec, pour la partie parisienne – mais pas pour la partie tunisienne – du bleu clair. Le résultat, qui paraît initialement un peu… simple, voire simpliste, s’avère extrêmement efficace, et même séduisant à la longue, facilitant la concentration du lecteur sur des situations qui ne sont jamais simplificatrices.
Eric Debarnot