Le « nouveau Le Carré » vient de sortir et, bonne nouvelle, c’est un très grand cru, un livre aussi passionnant que formidablement élégant. La mauvaise nouvelle, c’est que ce qu’il nous dit sur la situation de la Grande-Bretagne et l’Europe est accablant…
Le Carré, et après ?
John Le Carré a 88 ans. Il vient de publier Retour de Service (soit en anglais, Agent Running in the Field, ce qui est quand même un bien plus beau titre…), qui fait se rencontrer le monde, « habituel » à son auteur, des services secrets britanniques – avec leurs luttes de pouvoir interminables, mesquines, qui les condamnent à une indicible médiocrité – et la réalité politique de 2019, qui est celle du Brexit. Ce qui fait naître en nous tout un tas de questions, sinon « existentielles », mais du moins un peu angoissantes, du genre : « Et une fois John parti, ou trop vieux pour encore écrire, y a-t-il une quelconque relève dans la littérature pour nous raconter ces incroyables histoires d’espions, de trahisons, de naufrage de notre monde ? », ou pire, « Y a-t-il en Grande-Bretagne un autre auteur pour nous parler avec autant de pertinence du désastre politique qu’est le Brexit ? »… Bien sûr, la réponse est négative à ces deux questions, et ce n’est pas une bonne nouvelle…
Depuis les chefs d’œuvre de l’époque de la Guerre Froide que furent l’Espion qui venait du Froid et le cycle George Smiley, on sait que Le Carré, pour avoir exploré – avec beaucoup de succès – d’autres sujets géopolitiques et d’autres territoires (l’Afrique, le Moyen-Orient, l’Amérique Latine…), est resté en permanence pertinent. L’intelligence diabolique de ses intrigues « policières », sa capacité à faire naître la tension à partir de simples dialogues, voire même de monologues de personnages cogitant sur les mécanismes destructeurs qui se referment sur eux, mais également la grande subtilité psychologique de ses portraits, font qu’il est resté la référence incontournable du « roman d’espionnage ».
Il est difficile de regarder des séries comme Homeland ou le Bureau des Légendes sans comparer leurs scénarios à des romans imaginaires que Le Carré pourrait avoir écrit, tant sa maîtrise du genre n’a pas d’égal. Mais il est également difficile de regarder les adaptations cinématographiques de ses livres (la Taupe, The Little Drummer Girl, The Tailor of Panama, The Constant Gardener, etc.), aussi bonnes soient-elles, sans ressentir une certaine déception devant ce que l’on perçoit toujours comme une simplification de son propos et de ses fictions.
Un piège diabolique
Retour de Service est un livre court, que l’on a envie de dévorer d’une traite, tant il nous accroche dès ses premières pages : comme un thriller populaire, on attend constamment le prochain rebondissement, le prochain retournement de situation qui va nous surprendre, et ce jusqu’aux dernières pages, qui, à la manière développée par Le Carré dans la dernière période de sa carrière, se caractérisent par une accélération soudaine de la fiction, et une fin brutale, nous laissant suspendus au-dessus du gouffre. Un piège diabolique pour le lecteur, à l’image de ceux dans lesquels tombent ses personnages… mais, puisque Le Carré est un grand styliste (il faut le lire si possible en anglais, pour apprécier son élégance, même si la traduction française d’Isabelle Perrin est, comme toujours, impeccable…), sans jamais utiliser aucune des facilités du genre.
A partir de l’observation – consternée, car Le Carré est un immense europhile, francophile et germanophile… – d’un gouvernement anglais qui se tourne vers les USA et est prêt à « trahir » toute une histoire commune avec le continent européen depuis la fin de la seconde guerre mondiale, mais également des nouvelles machinations de la Russie, il a construit un thriller miniature qui s’avère un portrait mélancolique de notre impuissance face au délitement de notre monde. Jusqu’où peut-on aller pour défendre les valeurs – la démocratie, la liberté de pensée – auxquelles nous croyons, alors que la trajectoire politique de l’Europe est aussi gravement impactée par la folie trumpienne, l’incompétence du gouvernement de Boris Johnson et les manœuvres de Poutine ? La trahison peut-elle être noble quand on ne peut plus être un « honnête homme » en servant son pays ? Voilà les questions que se posent les personnages de Retour de Service, et que nous pose donc le livre. Il n’est pas sûr que nous ayons envie d’entendre les réponses, mais en tout cas la décision prise par Nat – espion fatigué, à moitié discrédité et proche de la retraite – et son épouse, avocate activiste, ne manque pas de panache !
Le choix de la légèreté
Certains auraient apparemment trouvé Retour de Service trop superficiel dans sa construction de certains personnages : osons dire au contraire qu’avec l’âge, le travail de Le Carré tend vers l’épure, vers l’essentiel. Retour de Service présente cette étonnante caractéristique de ne jamais être lourd, de ne jamais choisir de s’appesantir sur le drame humain, de ne pas perdre de temps à commenter en détail la situation politique, tout en étant parfaitement impactant, voire violent : ce choix de la légèreté – à l’image finalement du badminton, sport à l’honneur ici -, du « non-dit », qui semble porté encore plus loin ici qu’auparavant, procure un plaisir de lecture excessivement rare.
Encore un grand livre de John Le Carré.
Eric Debarnot
Bonjour,
Si la traduction est « impeccable », une petite mention de la traductrice, Isabelle Perrin, qui permet aux lecteurs française d’apprécier la prose de David Cornwell alias JlC depuis trente ans (en duo avec sa mère Mimi Perrin jusqu’au milieu des années 2000), serait la bienvenue… Cette invisibilisation presque systématique du travail des traducteurs et traductrices dans les comptes rendus de livres est dommageable…
Merci pour ce commentaire très pertinent. Ce sera fait…