Telle une Alice esseulée perdue dans la cité, Béatrice rêve d’échapper à son quotidien banal. Un beau jour, la jeune femme traverse un séduisant miroir à la semblance d’une photo, faisant basculer sa vie vers une magie funeste…
Béatrice, célibataire, 30 ans, vendeuse dans un grand magasin, vit seule dans sa chambre de bonne avec ses deux chats. Prise dans sa routine réglée comme une horloge, elle rêve encore au prince charmant, sans prêter attention aux années qui passent. Le jour où elle décide de ramasser cet insignifiant sac rouge oublié dans la gare qu’elle traverse chaque jour, elle n’imagine pas que son destin s’en trouvera radicalement modifié… pour le meilleur et peut-être pour le pire…
Comme cela arrive de temps à autre, Béatrice est une expérience de lecture fort singulière, totalement immersive d’un point de vue visuel, d’autant que cette histoire est entièrement muette. Aucun dialogue, ni commentaire, ni onomatopée ne vient interférer dans ce flux d’images incroyablement sensorielles, qui sont comme autant de tableaux extrêmement vivants se déployant sur de sublimes pleines pages. L’âme est submergée par ces couleurs chaudes dominées par le rouge, vif comme la veste de Béatrice, les tapis des galeries La Brouette, ou encore le sac égaré attirant l’œil de la jeune femme tel un aimant… ou plutôt un amant, comme on va le découvrir… Et comme chacun sait, le rouge est la couleur de la passion…
C’est donc totalement fasciné que l’on suit Béatrice, ballotée dans ce Paris fantasmé des années soixante-dix, merveilleusement reconstitué. Béatrice, petit bout de femme candide au look ordinaire mais au visage expressif et au sourire si doux, malmenée par la foule grise et anonyme des avenues marchandes et des gares, observe constamment le monde autour d’elle d’un regard tour à tour étonné, amusé, parfois un peu las, peut-être en quête de l’âme sœur, avant de se replonger dans son roman une fois assise dans le train de son train-train quotidien. Cette quête à la fois discrète et éperdue l’amènera vers ce sac rouge abandonné, qui mystérieusement ne semble être visible que d’elle, et contient un Graal ayant pris la forme d’un album photo.
Le jour où elle feuillettera pour la première fois le livre à souvenirs, notre héroïne, qui n’est pas dénuée d’imagination, va se lancer dans un drôle de jeu de piste amoureux. Les photos datant de l’entre-deux-guerres sont celles d’un homme plutôt séduisant posant aux côtés d’une jeune femme qui lui ressemble un peu, amie, épouse ou amante, … Le processus d’identification n’en sera que plus facile. C’est ainsi que Béatrice va essaimer tous les endroits de la capitale où celui qui va devenir rapidement son objet du désir a pris la pose, même si le temps a fait son travail de destruction ou de transformation parfois douteux… Une course vers un fantôme qui la portera vers des hauteurs extraordinaires, dans ces années folles enchanteresses, mais d’un irréalisme qui s’avérera funeste pour cette touchante victime d’un amour idéalisé…
Avare de mots, Béatrice n’en est pas moins une œuvre très généreuse, avec des images qui individuellement racontent une histoire dans l’histoire. Chaque case fourmille de détails, et le lecteur se retrouve entraîné dans une valse échevelée, qui s’apparente à une célébration poétique de la ville lumière. Ce magnifique one-shot, premier album du Belge Joris Mertens, est aussi l’histoire tragique d’une solitude dans la multitude, décrivant parfaitement la grisaille de l’anonymat en milieu urbain, grisaille estompée par le clinquant des néons. Par ailleurs, cette mise en abyme temporelle joue beaucoup avec notre attirance pour la nostalgie, nous exposant son charme autant que sa vacuité. Enfin, la narration très habile prouve ici toute la puissance de l’image, qui peut raconter tout aussi efficacement en l’absence de texte et nous emporter vers des dimensions inconnues. Autant de qualités qui en font un des titres incontournables de l’année.
Laurent Proudhon