Comme toujours, Marco Berger n’a pas son pareil pour filmer la montée d’un désir à la fois réprimé et évident, orchestrant une magnifique confusion des sentiments portée par deux acteurs parfaits de charme et de simplicité.
Depuis plus d’une dizaine d’années déjà (son premier long métrage, Plan B, date de 2009), Marco Berger n’a de cesse d’observer et d’interroger l’homosexualité au sein d’une société argentine plutôt gay friendly. Sans volonté véritablement revendicative, son cinéma est simple, doux et enveloppant, et préfère mettre en scène les jeux du désir et de l’amour (Taekwondo et Hawaii, son plus beau film, ont poussé cette thématique à son paroxysme). Le colocataire (Un rubio, un blond, en version originale) ne raconte pas autre chose lui aussi : l’attirance puis les rapports confus entre Juan, brun ténébreux et dragueur, et son colocataire et collègue Gabriel, blond taiseux papa d’une petite fille vivant chez ses grands-parents depuis la mort de la mère.
Comme toujours, Berger n’a pas son pareil pour filmer la montée d’un désir à la fois réprimé et évident, magnifiant regards qui se croisent, trouble diffus (les scènes dans le train, superbes), sensualité feutrée et corps qui se frôlent sur un canapé ou dans l’encadrement d’une porte. La première partie du Colocataire excelle ainsi à installer entre Juan et Gabriel une tension (presque un suspens) érotique qui, évidemment, n’attend rien d’autre qu’à se manifester. Berger s’attache ensuite à décrire leur relation confrontée aux injonctions de la réalité : on n’est plus alors dans la séduction, dans l’éventualité, grisante, d’une caresse ou d’une étreinte, mais dans un retour à une «normalité» qui s’impose malgré soi, et par les éventuels préjugés autour (la famille, les amis, au travail…).
Car si Gabriel s’attache à Juan sans réellement se soucier de ce qui pourrait se dire, Juan en revanche continue à voir sa copine (et même son ex) comme si de rien n’était et sans vouloir rendre de compte («Ne m’oblige pas à me justifier», dira-t-il à Gabriel). Mais derrière cette apparente désinvolture se cache comme une peur de la différence. Au détour d’un échange, Juan aura des mots sans équivoque : il veut vivre «une vie normale» (réduite ici à fumer, boire des bières et regarder la télévision), fonder une famille, continuer à aller jouer au foot avec ses amis sans qu’ils pensent qu’il les mate sous la douche, ne pas être pointé du doigt en arrivant quelque part. Tout en ne pouvant se résoudre à perdre Gabriel.
Les glissements progressifs du désir laissent, inévitablement, place aux tiraillements existentiels quand des choix doivent se prendre, ne peuvent plus être esquivés. Berger orchestre cette confusion des sentiments avec une belle économie de mots et de moyens (et avec deux acteurs, Gaston Re et Alfonso Barón, parfaits de charme et de simplicité) et, à l’image de Gabriel, le film suggère beaucoup en disant peu. Tout se joue dans la retenue, se comprend dans une attente, se devine par des silences : le déchirement de Juan face à ce qu’il s’interdit d’être, l’amertume et la frustration de Gabriel face aux «trahisons» de Juan. Si leur histoire consacre l’impossibilité de concilier vie à deux et soucis des convenances, Berger ne renonce pas à une note d’espoir finale en faisant de la fille de Gabriel l’exemple à suivre d’une nouvelle génération qui n’a que faire de la sexualité de chacun·e. Face à demain, et sans Juan, Gabriel peut retrouver le sourire.
Michaël Pigé