Était-il possible de ne pas être déçu par la dernière saison d’une série TV aussi intellectuellement et émotionnellement impliquante que Dark ? Les avis vont forcément diverger sur la conclusion que Baran bo Odar et Jantje Friese proposent à cette expérience « extrême » qu’a constitué cette série allemande hors du commun.
« Et elle, qui est sa mère ? »
Dark a été une… expérience. Nous y sommes entrés il y a près de 3 ans en croyant nous lancer dans l’une de ces banales séries de SF dont les plateformes comme Netflix ou Prime Video abreuvent désormais leur public avide de rêves dépaysants, de concepts perchés et de coups de théâtre forcés. Et puis nous n’avons pas bien compris ce qui nous arrivait, nous nous sommes retrouvés peu à peu captivés, puis prisonniers de ces arbres généalogiques tordus et terriblement improbables, fascinés par ces familles dysfonctionnelles où le malaise et le désespoir prenaient source dans des époques différentes, toutes séparées de 33 ans. Très vite, les ressemblances éventuelles avec d’autres séries – Stranger Things, Lost, The Leftovers – se sont estompées : Dark, définitivement sombre, pluvieux, tortueux, n’avait rien d’un divertissement anodin. Plus rationnel, plus méthodique, plus logiquement construit – plus germanique ? – que les scénarios de Lindelof, Dark échappait au wtf typique du genre et nous incitait à nous accrocher pour comprendre la tragédie grecque de trahisons et de passions qui se déroulait – par fragments – devant nos yeux.
Nous avons construit des diagrammes pour capturer ce que nous croyions savoir, nous avons échangé des théories pendant des nuits entières avec nos amis accros. Nous avons été des centaines, sans doute des milliers à travers le monde à avoir spéculé sur l’origine de tel ou tel personnage des familles Dopler, Nielsen, Kahnwald et Tiedermann : « et elle, mais qui est sa mère ? Et lui, d’où vient-il réellement ? etc. ». Des sites se sont créés par dizaine, pour partager entre adeptes de Dark ce que nous avions compris (un exemple : http://darknetflix.io/en)… Cela faisait des années que nous n’avions pas été passionnés à ce point par une série télé, admettons-le. Et en plus, dans Dark, tout était beau : la mise en scène, ample et précise à la fois ; la bande son, parfaite, avec ces chansons – genre indie rock ou folk, en général – qui venait à point nommé mettre feu à notre cœur, nous faire verser des larmes de tendresse ou d’amertume ; ces acteurs tous impeccables, qui ont réussi à construire avec leurs personnages une sorte de famille virtuelle, au sein de laquelle nous vivions des expériences extrêmes… Et pour ceux d’entre nous qui n’étaient pas encore germanophones, ils ont appris au moins une phrase essentielle en allemand : « Ich Bin Du ! » : bon, pas forcément très utile dans la vie quotidienne, mais quand même…
Accumulation et empilement
Il fallait bien admettre, après avoir revu les deux premières saisons pour se préparer à cette conclusion que la série commençait peu à peu à accumuler trop de concepts SF un peu fumeux, et empilait manipulation sur manipulation entre les deux camps (les bons et les méchants ? Pas si simple !) qui s’affrontaient sur plus d’un siècle pour préserver ou pour détruire cette boucle temporelle infernale dont le monde entier était prisonnier. La conclusion de la seconde saison, ajoutant une dimension nouvelle au puzzle en introduisant un « autre monde », laissait craindre le pire…
Le 27 juin 2020, c’est-à-dire, rappelons-le pour les ignorants et ceux qui ne sont pas – encore – convertis à Dark, le « jour de l’apocalypse », les huit épisodes de la dernière saison de Dark ont été lâchés sur nous. Cette troisième saison était celle de tous les dangers : nous avions tous peur d’une conclusion « à la Lost » (« non mais en fait, ils étaient tous morts, lol« !), ou pire encore, à du grand n’importe quoi en roue libre à la sauce Leftovers. Et il faut bien avouer qu’on passe près, très près par instants, de la catastrophe redoutée : quand la complexité des situations, ici élevée à la puissance 2, est telle qu’on lâche prise et qu’on n’a plus d’autre solution que d’ingurgiter un enchaînement presque hystérique de scènes très courtes, trop courtes, sans plus essayer de comprendre qui est qui, où et quand… quand les époques ont tellement foisonné que les showrunners doivent se résoudre à ce qu’ils avaient jusque-là brillamment évité, c’est à dire indiquer à l’écran les dates de chaque scène (une hérésie par rapport à la philosophie de la série !)… quand on réalise que tous les fils narratifs ne seront pas reliés – même si la majorité l’auront été – laissant quelques accrocs dans la tapisserie pourtant si fine qui aura été tissée au fil des deux saisons précédentes… quand on se lasse du procédé visuel et sonore un peu trop tape-à-l’oeil inventé cette fois pour passer d’une scène à l’autre…
Cet épisode final, parfait en tous points
Mais tout ça n’est finalement pas grand-chose par rapport à tout ce qui est bien, voire même… « grand » dans cette dernière saison : la sublime, et déchirante, rencontre entre Katharina et sa mère, le destin de Noah, qui s’humanise enfin, contre toute attente, la géniale idée de la « symétrie », profondément perturbante, entre les mondes, la terrifiante trinité des tueurs impitoyables qui « nettoient » les obstacles à la pérennité de la boucle, la magnifique idée d’Adam et Eve, etc… Des dizaines d’instants de plaisir intense devant l’audace de nouvelles situations… D’excitation aussi lorsque Dark nous offre une redécouverte de situations et de personnages déjà connus, à travers une version alternative de la réalité qui a été la nôtre jusque-là.
Et surtout cet épisode final, parfait en tous points : offrant une véritable solution permettant de débrouiller l’écheveau, mais surtout plein d’une émotion magnifique… jusque dans la toute dernière scène, inoubliable combinaison de recueillement, de soulagement, de « private joke » et… d’espoir.
Ce n’était pas évident, mais Dark a gagné ses galons de « grande série », et elle l’a fait en sortant de l’obscurité. En accueillant la lumière. Et c’est très beau !
Eric Debarnot