Lorsqu’il se rend à sa cérémonie d’initiation à la loge de franc-maçonnerie que sa femme la convaincu de rejoindre, le héros de Grand Orient ne s’attendait certainement pas à entrer dans un monde aussi… ordinaire ! Sa surprise est la nôtre tout au long de cet étonnant récit de Denis et Franc.
Les francs-maçons ! La loge du Grand Orient ! Des mots qui inspirent tous les fantasmes et toutes les craintes… voire toutes les haines. Une « société secrète » qui noyaute les plus hautes sphères de l’état et de l’industrie… Des rituels mystiques vaguement effrayants, obscurs, d’une « secte » dont la « laïcité » s’oppose violemment aux religions monothéistes… Il y a fort à parier que la nouvelle BD de Jérôme Denis et Alexandre Franc va en surprendre, voire en déstabiliser plus d’un : il n’est pas certain qu’elle soit particulièrement bien accueillie dans les arcanes de la franc-maçonnerie, car ce qu’on y lit est propre à ébranler bien des convictions, que l’on soit admirateur ou au contraire contempteur de la confrérie !
Un mot d’avertissement en préambule : n’étant nullement initiés à la franc-maçonnerie, il nous est impossible de garantir que les choses – assez surprenantes – que content Denis et Franc sont basées sur une expérience réelle ou tiennent au contraire de l’affabulation. On nous affirme néanmoins que Jérôme Denis est un pseudonyme dissimulant un véritable membre de la confrérie, alors jouons le jeu. Le jeu… oui, car ce qu’on découvrir au fil de ces 120 pages… « facétieuses », voire « farcesques », c’est l’absolu inverse de ce fameux fantasme : au lieu de « puissants » potentiellement machiavéliques, on rencontre une troupe bigarrée d’individus tout ce qu’il y a de plus ordinaires, alignant les mêmes tares que tout un chacun, les mêmes préjugés (sociaux, raciaux, misogynes), les mêmes obsessions un peu minables (la bouffe, le cul… ou l’amour), et, pire encore, à peu près la même impuissance par rapport à une société qu’ils ne contrôlent pas mieux ni plus que le quidam moyen.
L’entreprise de démystification est donc brutale, et pour le moins surprenante… Et ce d’autant plus que Grand Orient prend dès son ouverture des allures de théâtre de boulevard, où le dérisoire le dispute au grotesque : beaucoup de mots sont échangés pour dire si peu de choses – comme sur le thème récurrent des « agapes », et des muffins en particulier -, certains sont répétés jusqu’à créer un effet comique – « Ils n’entendent pas ! » « Mais si, ils entendent ». Beaucoup de scènes jouent également sur un comique de situation très classique, nombre de situations s’avèrent même prévisibles tant ce qui se joue sous nos yeux, une fois les oripeaux de la franc-maçonnerie dépouillés, se révèle de la plus franche banalité. Du coup, s’appuyant en plus sur un graphisme assez simple, voire passe-partout, aussi bien pour les personnages aux expressions faciales assez réduites que pour le décor basique, le récit de Grand Orient a des difficultés à décoller, et à nous passionner.
Pourtant, cela vaut la peine de persévérer car quelque chose finit par se cristalliser, et rend la seconde partie de Grand Orient beaucoup plus intéressante : assister d’abord au rejet – inattendu pour nous – de la franc-maçonnerie par les gens de pouvoir d’aujourd’hui, au cours de scénettes cruelles, puis constater ensuite combien, spirituellement, la confrérie est impuissante à apporter à ses membres les plus en position de demande de « sens » (comme le beau personnage de Cao Son) referme le récit de Denis sur un constat profondément pessimiste quant à la pertinence d’une organisation qui sent très fort le « monde d’avant », qui ne semble guère avoir d’avenir. A moins que son ouverture au monde, suggéré par les dernières planches…
Bref, si Grand Orient n’est pas une grande BD, si elle est sans doute un peu trop longue par rapport à ce qu’elle a à nous raconter, elle a le mérite de traiter de manière surprenante un sujet peu exploré.
Eric Debarnot
Grand Orient
Dessin : Alexandre Franc
Scénario : Jérôme Denis
Éditeur : Éditions Soleil
120 pages – 17,95 €
Date de publication : 27 mai 2020
Grand Orient – Extrait :