On passe à côté d’un grand film, mais l’Ombre de Staline est un film à voir absolument, tant parce qu’il nous rappelle les crimes de Staline que parce qu’il nous interpelle quant à nos compromissions actuelles vis à vis de régimes similaires.
L’holodomor – l’extermination par la faim – fut l’un des nombreux crimes contre l’humanité commis par Staline et les communistes soviétiques, à la fois bien connu des historiens et totalement ignoré par la plupart d’entre nous, grâce aux effets miraculeux d’une réécriture de l’Histoire orchestrée par l’URSS et ses alliés vainqueurs de la seconde guerre mondiale : plus de 3 millions d’ukrainiens moururent affamés par le régime stalinien. S’il est une qualité que l’on ne peut nier, à notre avis, au film d’Agnieszka Holland, l’Ombre de Staline, c’est bien la force de sa demi-heure qui nous plonge – sans l’édulcorer d’aucune manière – dans l’horreur absolue de l’agonie de toute une population condamnée par un régime monstrueux : image aux couleurs désaturées, où ne subsiste que le blanc de la neige et le noir de la mort, bande-son réduite au sifflement du vent, interprétation sobre et hallucinée de James Norton, voilà du grand, du très grand cinéma.
L’Ombre de Staline – Mr. Jones, de son titre original, bien supérieur, une fois encore, qui ne leurre pas le spectateur en lui promettant un thriller d’espionnage que le film n’est quasiment jamais – est une œuvre qu’il faut voir, d’abord parce que les Ukrainiens méritent mieux que le négationnisme dont ils sont victimes. Et ensuite parce que la complicité passive dont se sont alors rendues coupables les nations occidentales par réalisme politique (avec qui d’autre que Staline s’allier pour affronter Hitler ?) et économique (le capitalisme américain se frottait les mains à l’idée des profits à tirer d’une participation au « miracle soviétique ») annonce notre acceptation sans condition actuelle des exactions du régime chinois, pour à peu près les mêmes raisons.
Il s’agit là du second sujet de l’Ombre de Staline, la détermination des politiques et du pouvoir économique à faire taire les voix dérangeantes des journalistes trop curieux et des lanceurs d’alerte qui ne comprennent pas « la raison d’état » : et la dernière partie du film, consacrée à la rage impuissante de Gareth Jones – un analyste politique et journaliste ayant réellement existé – dont personne ne veut entendre le témoignage, sonne d’une justesse totale : en 2020 comme en 1933, il ne fait pas bon vouloir dire la vérité.
Il est dommage de ne pouvoir écrire que le film d’Agnieszka Holland – une réalisatrice polonaise à la carrière très internationale et pour le moins irrégulière (il faut surtout noter sa participation comme réalisatrice à de nombreuses bonnes séries TV, comme The Wire, The Killing, Treme ou encore House of Cards…) – est un chef d’œuvre, tant ces deux sujets méritent un grand film. Mais, d’abord parce que Holland se laisse régulièrement aller à des affèteries de mise en scène déplacées, et parce que son scénario souffre d’un manque criant de rigueur, on passe à côté d’une réussite totale : ajouter une histoire sentimentale entre Jones (Norton, acteur de télévision britannique, ici adéquat, sans plus) et une collègue journaliste (Vanessa Kirby, comme toujours magnétique), mais également un sorte de commentaire distancié de l’histoire à travers la lecture de passages de l’Animal Farm d’Orwell (le film nous raconte d’ailleurs, de manière pas forcément crédible, que les opinions d’Orwell sur le régime soviétique auraient été éclairées par les révélations de Jones, un fait à vérifier…) complique inutilement un film qui aurait gagné à plus se concentrer sur son thème politique.
Ceci dit, n’hésitez pas à aller voir l’Ombre de Staline, que sa sortie dans cette période troublée de déconfinement risque de bien de priver du public qu’il mérite.
Eric Debarnot