Si le premier film écrite et réalisé par Kim Yong-Hoon n’est pas à proprement parler un chef d’oeuvre, il s’avère une réussite cérébrale bourrée d’humour noir, qui jette en outre un regard cruel sur la société coréenne.
Evidemment, on a tous en tête la longue liste de grands polars coréens de ces 20 dernières années – ou plus – et on ne se lance jamais dans la découverte du premier film d’un jeune réalisateur du pays du matin calme sans une excitation qui dépasse largement celle ressentie devant un film hollywoodien, par exemple. Autant être honnête, Lucky Strike n’est pas un autre chef d’oeuvre, peut-être même pas un film réellement mémorable… juste un formidable moment de plaisir cinéphilique, ce qui n’est certainement pas à négliger en ces temps de disette.
Kim Yong-Hoon a donc adapté, sous le titre original de Des Bêtes qui s’accrochent à la Paille – un titre objectivement plus descriptif par rapport au sujet du film, même si pour une fois, on pourra préférer le titre « français », plus humoristique – un polar japonais, et a construit un remarquable puzzle temporel, dont la complexité n’empêche pas une parfaite lisibilité, une fois toutes les pièces imbriquées. La première satisfaction que procure son film est donc celui de la découverte progressive des rapports entre des situations et des personnages qu’on a initialement du mal à appréhender : c’est certes un plaisir cérébral, qui pourra rebuter ceux qui préfèrent une histoire racontée plus simplement, ou qui s’irritent devant un certain degré de manipulation scénaristique.
Mais ces « mind games », pour excitants qu’ils soient, dissimulent un « fond » beaucoup moins ludique qu’il ne semble au premier abord. Si l’on peut se délecter, avec un poil de perversité mais surtout beaucoup d’humour noir, devant l’accumulation de morts violentes et l’usage immodéré d’armes blanches – soit l’une des signatures « classiques » du polar coréen -, cette course absurde derrière un sac (Louis Vuitton, bien sûr…) rempli de billets de banque permet surtout à Kim Yong-Hoon de nous dresser un portrait très sombre de la société actuelle : entre un couple réduit à la misère devant gérer une mère atteinte d’Alzheimer et qui n’arrive pas à voir le bout du tunnel, une jeune femme qui se prostitue et doit encore affronter la violence conjugale quand elle rentre chez elle, et un agent d’immigration bien sous tout rapport qui oublie bien aisément tous ses principes moraux quand il s’agit d’échapper à ses créanciers, il est difficile de ne pas éprouver à un moment ou à un autre un élan de sympathie envers ces perdants qui continuent à croire en la possibilité d’un « coup de chance » (un « lucky strike »), en dépit de l’accumulation impitoyable de catastrophes résultant de l’engrenage fatal dans lequel ils se sont engagés.
On peut bien entendu préférer la délicieuse galerie de monstres qu’ils doivent affronter, dont Kim Yong-Hoon gère parfaitement les outrances : jamais très loin de la caricature ou du burlesque, gangsters ultra-violents ou assassins impitoyables restent toujours ici suffisamment humains pour être véritablement effrayants.
Alors, si l’on ajoute un excellent scénario, des acteurs convaincants et une mise en scène parfaitement pensée, qu’est-ce qui empêche Lucky Strike d’accéder à l’excellence ? Peut-être son rythme, pas toujours parfait, avec quelques passages moins enlevés – mais probablement nécessaires à la perfection de l’assemblage des pièces du puzzle, admettons-le ! Et sans doute aussi, à l’inverse, l’absence de moments plus libres, qui laisseraient respirer une fiction trop prisonnière de la mécanique emballée du scénario.
Rien de rédhibitoire, et surtout rien qui nous empêche d’attendre avec excitation, justement, le prochain film de Kim Yong-Hoon.
Eric Debarnot