Ce conte atypique nous entraîne dans un univers imaginaire où la femme se fait déesse et bâtisseuse d’un monde idéal, débarrassé du pesant paternalisme. Quand féminisme rime avec merveilleux…
Elle était une fois… Céleste abandonnée au cœur de la montagne. D’une taille gigantesque, l’enfant fut recueillie dans une famille de six frères. Tous acceptèrent avec enthousiasme cette jeune géante. Mais alors que les années passaient, Céleste quittait doucement l’enfance alors que ses frères partaient vivre leur vie. A l’étroit dans la ferme familiale, elle commençait à son tour à nourrir des rêves de voyage et de découvertes. Un jour c’est sûr, elle quitterait le foyer protecteur, bien décidée à voir ce que le vaste monde lui réservait…
C’est une BD tout à fait unique que nous proposent ici ses auteurs. Un véritable conte avec quelques ingrédients classique (notamment la géante qui évoque Gargantua ou Le Petit Poucet à travers son enfance) qui nous replonge dans les délices de l’enfance, doublé d’une quête initiatique, avec pour personnage principal une géante (gentille, très gentille) dénommée Céleste, qui fera son apprentissage de la liberté en parcourant mille contrées imaginaires. L’histoire se rapproche ainsi du récit picaresque, incluant moult rebondissements et une pincée de romance, car la jeune femme, par son intelligence et sa féminité, si imposante soit-elle, saura toucher le cœur des hommes qu’elle croisera sur sa route. Le propos est bien dans l’air du temps, axé sur un nouveau féminisme qui rejette tout extrémisme. Avec pour preuve le chapitre de l’île aux sirènes, où un groupe de femmes maintient quelques hommes captifs pour être certaines de conserver sa liberté, tout en les utilisant comme simples reproducteurs. Au grand dam de Céleste qui les aidera à fuir.
Car Céleste représente à peu près tout ce qui fait la femme : déesse bienveillante irradiant de beauté physique et morale, reine mère, mère courage, sainte, confidente, mais aussi libertine. En effet, la jeune femme enchaînera les amants au gré de ses voyages… Céleste est également une idéaliste qui prend conscience de sa puissance et s’efforcera, en triant le bon grain de l’ivraie à travers sa propre expérience, de bâtir une société nouvelle, égalitaire, débarrassée du paternalisme dominant et axée sur le savoir et l’ouverture d’esprit.
Pour demeurer dans le format du conte, ce sont plus des idées qui s’affrontent que des personnages, mais de très belles idées. La violence de la vraie vie semble ici sous-estimée. Les méchants ne sont jamais vraiment méchants, au risque de verser parfois dans l’excès de bons sentiments et une certaine naïveté. Pourtant, on ne saura reprocher à Jean-Christophe Deveney d’avoir manqué d’ambition, tant cette œuvre est riche, non seulement d’un point de vue scénaristique, mais par les pistes qu’elle nous offre pour nos vies présentes et notre futur. En revisitant le Candide de Voltaire selon l’esprit du temps, l’auteur nous propose en filigrane un modèle de société idéale où la bienveillance fait loi, et cela est plutôt rafraîchissant.
Le dessin de Nuria Tamarit est agréable dans sa simplicité enfantine, généreux par sa colorisation variée invitant au voyage, avec certaines planches assez magnifiques. On pourra juste regretter l’expression sommaire des visages, avec de grands yeux ronds comme des boutons posés au hasard et des griffures assez désagréables pour signifier le tourment ou la colère.
Si l’on ne s’arrête pas à ces détails, on pourra considérer que Géante demeurera une des œuvres marquantes de 2020, une œuvre très dépaysante qui nous aura fait le plus grand bien dans une année où nos horizons ont plus que jamais été réduits. L’ouvrage bénéficie d’une très belle édition, avec une couverture magnifique. La géante Céleste, les yeux rivés vers les étoiles, ne nous promet pas de décrocher la lune, se contentant de la toucher du bout des doigts… ce qui n’est pas si mal !
Laurent Proudhon