Oui, en 2020, il y a encore des pionniers dans le Rock, et Pain Olympics, le premier album de Crack Cloud risque bien de mettre tout le monde d’accord, en secouant violemment le cocotier du Rock, un genre musical qui se complaît beaucoup trop dans le recyclage des grandes idées d’hier. Place à la révolution !
S’il est une question qui nous préoccupe en 2020 – au-delà de savoir quand, ou même si, les concerts reprendront de manière normale – c’est bien celle de l’avenir du Rock, qui peut nous sembler, certains jours de pessimisme, condamné à devenir le nouveau Jazz, c’est-à-dire une musique de plus en plus marginalisée, loin des grands courants sociaux qui l’ont toujours nourri, au long de son histoire, et qu’il a nourri en retour. Et, plutôt que la prépondérance du hip hop dans les goûts des plus jeunes, c’est bien l’obsession des artistes et des groupes actuels – les moins bons comme les meilleurs – pour le recyclage des idées inventées dans les années 70 à 90 qui nous soucie ! D’où notre enthousiasme – peut-être parfois exagéré – lorsque surgit une musique radicalement neuve (ou presque, car toute véritable explosion créatrice a naturellement ses racines qui la nourrisse !) : en 2019, nous avons célébré Black Midi, et, dans la même logique, et pour le moment, en 2020, ce sont les Canadiens de Crack Cloud qui ont fait renaître en nous cette précieuse foi en l’avenir !
Le démarrage de leur premier album, Pain Olympics, n’est rien moins que sidérant : des vocaux impérieux à la David Byrne sur une rythmique en folie, marquant encore un grand pas en avant par rapport aux expériences des Talking Heads de Remain In Light, avant de déboucher sur une version mi-cataclysmique, mi-hystérique du rock théâtral et emphatique à la Arcade Fire. Ou plutôt de la musique qu’Arcade Fire jouerait après une overdose massive de drogues hallucinogènes : Post Truth (Birth of a Nation) génère un enthousiasme immédiat, et contagieux. Mais alors qu’on attend une déclinaison de ces idées géniales au long des sept morceaux qui suivent, il va nous falloir accepter que chaque nouvelle chanson soit une ouverture vers un univers sonore – et sonique – différent…
Bastard Basket nous plonge dans un mix ambient / no-wave à la fois planant, abstrait, presque réconfortant après l’explosion sonique de Post Truth, jusqu’à ce qu’un sax free-jazz déchirant conclue le morceau de manière indécise. Something Gotta Give reprend les codes plus usuels d’une chanson rock, si ce n’est que les vocaux dérivent vers un déséquilibre mental de plus en plus agressif. The Next Fix (A Safe Space) introduit une récitation hip hop sur une mélopée rythmique obsédante posée sur des vagues de cuivres jazzy, mais oscille entre hébétude droguée et chœurs emphatiques : impossible de qualifier réellement ce qu’on est en train d’écouter, toute référence est vaine, mais l’excitation est tangible.
Favour your Fortune tente à nouveau, en deux minutes trop brèves, l’expérience de vocaux hip hop contrastant avec un collage très arty et conceptuel qui pourra évoquer les moments les plus allumés de P.I.L.. Ouster Stew recycle les expérimentations « dévolutives » de Devo, sur un pas de danse mécanique et désarticulé : plaisir garanti, pour peu qu’on monte le son au maximum et qu’on s’imagine en train de danser sur le solo de batterie d’un groupe extra-terrestre jouant à la cantina de Star Wars. Tunnel Vision est le titre le plus traditionnellement Rock, presque Post-Punk pour le coup, mais ce manque d’originalité (on plaisante…) passager est vite compensé par l’urgence croissante du chant, puis le basculement brutal dans une orgie sonore noise, solo de guitare stoogien et rythmique kraut, s’abimant dans des vagissements terminaux et un dernier dérapage très sale. Angel Dust (Eternal Peace) conclut cet album – qui semble n’avoir pas duré plus que l’espace d’un soupir – dans un moment de lyrisme bruyant et pourtant infiniment suspendu : machines délirantes et voix déphasées nous conduisent à un dernier – et terrible – effondrement. Des sirènes retentissent, nous n’étions pas sur une autre planète, juste en ville ; une conversation absurde se dilue dans l’écoulement d’une eau qui ne nettoie rien. C’est fini.
Comment un disque aussi apparemment peu aimable – pas une mélodie reconnaissable, pas un rythme qui ne soit tenu plus d’une minute – fait-il pour être aussi immédiatement accrocheur, passionnant ? Parce que Crack Cloud, communauté à la mode des années hippies, collectif œuvrant activement à la protection des victimes de la drogue à Vancouver, n’est pas seulement un groupe terriblement affûté conceptuellement, mais une bande de musiciens « humains ». En lutte, non, en résistance plutôt, comme le fut le punk rock en 1977 : la musique n’a plus rien à voir, et c’est tant mieux, mais l’esprit est là. Et ça, c’est très joyeux.
Eric Debarnot