La période est propice au renouvellement, aux chemins de traverse, et nous avons eu, grâce à France Inter, le privilège de pouvoir assister à une interprétation exceptionnelle du nouveau disque, Air de Jeanne Added !
Bienvenue au Studio 104 !
A notre – seulement – seconde visite à la Maison de la Radio et au Studio 104, nous sommes déjà familiers avec les spécificités intéressantes d’un concert en ces lieux, par ailleurs fort hospitaliers : la petite troupe des habitués, à peu près tous dans la cinquantaine, qui passent sans honte devant tout le monde à l’ouverture des portes, qui squattent les premières places et réservent des rangées entières pour leurs amis qui arriveront très tard, et qui refusent bien entendu d’obtempérer quand le personnel de la salle leur demande de ne pas le faire. C’est assez amusant quand on pense que ces mêmes “délinquants” peu juvéniles doivent probablement déplorer la “sale mentalité des jeunes d’aujourd’hui…”.
Pour le reste, aucun reproche à adresser à l’organisation impeccable de ces soirées radiophoniques, et une fois qu’on s’est habitué à la diffusion dans la salle des journaux de 21h et 22h, pubs comprises, et au rituel des interviews, il ne reste plus qu’à profiter d’une autre soirée généreusement offerte par France Inter en ces temps de pénurie… avec port du masque et distance garantie entre les spectateurs (un siège sur deux étant condamné).
La malédiction de posséder une « grande voix » ?
On commence, heureusement, avec Selah Sue, jeune artiste belge apparemment très populaire, et abandonnant – provisoirement ? – une carrière “radio-friendly” pour explorer un registre que l’on nous dit plus mûr, plus intimiste. Elle est accompagnée ce soir par son mari aux claviers, et surtout par un violoncelliste qui nous offrira un travail passionnant, tirant de son instrument électrisé et amplifié des sons remarquables. Le set commence par une belle interprétation d’un morceau évoquant un certain classicisme soul-jazz à l’américaine, qui permet de goûter la voix remarquable de Sanne Putseys (le véritable nom de Selah Sue). Voilà ma foi une jeune femme que la nature a dotée d’un instrument magnifique, qu’elle a par ailleurs appris à maîtriser (même si elle dira, au cours de l’interview qui suivra, n’avoir jamais pris de cours de chant…). Mais, évidemment, on ne va pas en rester là, et très vite, Selah va tomber dans la plupart des travers des chanteuses de variétés “à voix”, n’évitant aucun excès, aucun outrage. Ce sera particulièrement pénible dans une version “gueularde” du Que será, será de Doris Day, littéralement massacré… pour le plus grand plaisir du public qui apprécie évidemment ce genre de… performance. Ponctuant ses “grands morceaux” d’un babil convenu sur les joies de la maternité et sur ses angoisses existentielles, la jolie et très sympathique Belge achèvera de nous crucifier avec Raggamuffin, une petite horreur qui a été apparemment un grand succès de ses 18 ans. Ah, l’honnêteté nous pousse à reconnaître que le public a adoré, sans doute heureux de revivre les grandes heures des spectacles de variétés télévisées animés par Jacques Martin.
Bas les Masques !
Un peu dépités, nous attendons beaucoup, pour nous rasséréner, du set de notre très chère Jeanne Added, accompagnée ce soir de trois musiciens dans une configuration plus “rock qu’électro” : jouant visiblement la différenciation par rapport à l’approche “grand public” de Selah Sue, Jeanne entre en scène telle un petit bout de femme teigneuse, voire butée, concentrée sur l’exécution de son nouvel album, “Air”, atypique… qu’elle jouera ce soir pour la seconde fois seulement, et pour lequel aucune tournée n’est prévue (remarquez qu’avec le Covid19, le contraire serait étonnant !). Nous nous sentons donc privilégiés de pouvoir assister à cette demi-heure d’une musique nouvelle, qui explore des registres un peu différents, et avec laquelle nous ne sommes pas encore si familiers.
Si Air, chanté – pour une fois – en français, n’est guère passionnant, la belle voix de Jeanne devenant curieusement plus… ordinaire dans notre langue, dès Understand, le groupe se met en place, et le ton est trouvé. Bien plus organique que sur l’album – et une partie du mérite en revient à la batterie traditionnelle, qui nous change très agréablement des percussions électroniques auxquelles Jeanne a normalement recours sur scène – la musique gagne en émotion sans perdre son rythme ni sa légèreté.
Moins lyrique et passionnelle sans doute que sur ses précédents albums, Jeanne ne paraîtra pas complètement à l’aise tout au long du set, et se plaindra du spectacle déroutant d’un public masqué, dont elle ne peut voire les sourires… L’efficacité finalement très rock de Off My Back, le titre le plus accrocheur de l’album, permet au set de prendre son envol, et se dégage une puissance et conviction qui finissent de nous rassurer : même sur ce chemin de traverse que constituent cet album – curieusement qualifié de EP ! – et ce concert “pour la radio”, Jeanne reste une battante. On appréciera particulièrement If You Could Let Me Be, à la mélodie ondoyante et accrocheuse, Insecurity, court morceau dépouillé et très émotionnel, et le magnifique final en forme de crescendo, Say It Again, qui nous soulève et conclut parfaitement 30 minutes vraiment trop courtes : « I’ll say it over and over / If you need to hear it again / I’ll say it over and over / I’ll say it til you understand ».
On fait – malheureusement – une pause interview, qui s’avèrera pourtant passionnante : on commence avec le témoignage très émouvant de l’artiste militante trans Claude-Emmanuelle Gajan-Maull, qui nous appelle à regarder tout un chacun comme une personne avant de se préoccuper de ce qu’elle a “dans la culotte”… et on conclut avec un poème superbe lu par Sandra Nkaké, une chanteuse franco-camerounaise qui a participé, avec Jeanne, à un concert intitulé « Protest Songs » à Arles. On est très heureux de constater l’engagement de Jeanne Added sur les causes capitales du féminisme, du genre, de l’égalité raciale… mais on est également ravis que France Inter, malgré un léger dépassement d’horaire, lui laisse interpréter, seule avec sa basse, encore trois morceaux, dont l’inévitable – et toujours pertinent – A War Is Coming !
Trop court, oui tout cela est bien trop court, mais au moins on a pu saisir, même brièvement, où en est aujourd’hui Jeanne Added, en cette “période de transition – forcée – et d’incertitude” que nous vivons tous. Jeanne, qui est venue au bord de la scène nous parler, est repartie visiblement un peu frustrée que nous n’ayons pas… baissé les masques !
Sale époque ! Mais quand même… merci France Inter !
Texte et photos : Eric Debarnot
Les musiciens de Selah Sue sur scène :
Selah Sue – voix, guitare
Joachim Saerens – claviers
Gilles Wuytack – violoncelle
Les musiciens de Jeanne Added sur scène :
Jeanne Added – voix, claviers, basse
Emiliano Turi – batterie
Christelle Cannot – guitare
Narumi Omori – claviers
La setlist du concert de Jeanne Added :
Air (Air – 2020)
Understand (Air – 2020)
Off my back (Air – 2020)
Cursed (Air – 2020)
If you could let me be (Air – 2020)
Call me (Air – 2020)
Insecurity (Air – 2020)
Say it again (Air – 2020)
Encore:
The Lady’s First Song
Both sides (Radiate – 2018)
A War is coming (Be Sensational – 2015)
Le violoncelliste de Selah est Simon Lenski ;)
S. / One Soul One Voice Selah Sue