Et si le chanteur masqué et néo-zélandais Jonathan Bree faisait le même album encore et toujours comme un peintre retravaille le même motif ? After The Curtains Close, son quatrième album solo reprend à peu de choses près le propos là où il l’avait laissé avec Sleepwalking en 2018.
Qu’on se le dise de suite, certains artistes reproduisent avec une belle pertinence de disque en disque les mêmes obsessions, les mêmes dérives et les mêmes ambiances opiacées. Reprochera-t-on à un peintre de répéter cent ou mille fois le même geste pour obtenir la forme parfaite, le cercle absolu ? Reprochera-t-on à un écrivain de travailler toujours la même matière écrite pour atteindre une fiction pleine comme un monde ? Alors pourquoi l’acharnement dans une voie serait un défaut pour un musicien ? Il faut se poser cette question avant d’entrer dans ce quatrième album de Jonathan Bree, After The Curtains Close. Car assurément, le néo-zélandais est en permanence traversé des mêmes obsessions et des mêmes turpitudes, entrer dans un fantasme post-moderne entre rétrogradation et vision futuriste.
Une musique d’aucune sphère temporelle précise
Comme chacun de ses quatre disques, After The Curtains Close est constitué de ce même climat étrange à la fois gothique, noir et disparate. On y entendra encore une fois son tropisme pour des arrangements soyeux aussi bien Soul. « Ivor Raymonde sors de ce corps! » aurait-on envie de dire quand ce n’est pas carrément Scott Walker qui se cache derrière la voix voilée du néo-zélandais.
Ce qui est sûr, c’est que ce masque qui recouvre les traits de Jonathan Bree n’est pas à prendre comme un artifice commercial, un argument de vente ou un moyen pour protéger son anonymat. Non, ce masque va bien plus loin. Avec ce voile de tissu qui masque son visage, Jonathan Bree semble nous dire que cette musique est une musique sans identité, sans amarrage possible. Il nous dit encore que ses chansons ne sont d’aucune sphère temporelle précise. Chacun pourra y entendre des indices qui entreront en résonance avec l’auditeur.
Entre évidence mélodique et jeu avec l’expérimentation
Ici du Trip-Hop à la manière des maîtres du genre, Portishead (Until We’re Done), là le même sens du détail qu’un Konstantin Gropper de Get Well Soon avec lequel une relation de parentalité semble évidente ou, à défaut, un cousinage possible. Comme lui, Jonathan Bree hésite en permanence entre évidence mélodique et jeu avec l’expérimentation. Comme lui, il cultive une francophilie jusque dans ses références (Serge Gainsbourg et Jean-Claude Vannier en tête bien sûr). Jonathan Bree utilise les cordes non comme un plaquage un peu artificiel d’émotions comme on voit souvent (malheureusement) dans la Pop mais plus comme un contre-point, un élément qui vient perturber les structures rythmiques, comme une entité romantique et exaltée. Il sera difficile de ne pas penser souvent dans cet usage singulier des cordes à L’Enfant assassin des mouches (1972) pour ce même voyage déroutant, parfois cacophonique, empli de chœurs épiques et de voix féminines diaphanes (celle de la divine Britta Philipps sur Meadows In Bloom). Tout cela ressemble à un rendez-vous manqué entre une comptine accidentée pour un enfant insomniaque et air pour accompagner un sabbat.
Dominique A disait dans Le Sens sur ce chef d’oeuvre qu’est La Musique/La Matière (2009) :
« J’aime bien respirer j’aime bien me sentir sale »
Un album œdipien ?
Et si Jonathan Bree aimait salir sa musique et ses lignes mélodiques ? On est en droit de s’interroger à l’écoute de ce qui commence à ressembler à une oeuvre. Car le musicien néo-zélandais semble prendre un malin plaisir à pervertir ses chansons à force de les triturer et de les malaxer un peu à la manière dans un autre genre que Jamie Stewart de Xiu Xiu. Pour autant, nul artifice superflu, nul effet de manche un peu futile, la matière expérimentale vient nourrir paradoxalement la science Pop de l’auteur et lui apporte une profondeur supplémentaire. Comme son père spirituel Scott Walker, Jonathan Bree a bien compris que la Pop est une chose sérieuse faite de lois et donc de transgressions face à ces lois comme un impératif catégorique, comme une obligation à s’affranchir. S’affranchir, oui mais de quoi ? On ne le sait pas vraiment. En cela, After The Curtains Close est un album œdipien où il faut tuer le père, symboliquement certes pour devenir soi, pour dépasser le stade d’avant le miroir où l’on n’était pas encore un individu à part entière.
On avait inventé ce qualificatif d‘IDM ou Intelligent Dance Music pour comprendre la musique d’Aphex Twin, Autechre ou encore Orbital, et si on s’amusait à jouer aux apprentis sorciers en inventant des néologismes et autres abréviations plus ou moins bienvenues. On pourrait parler d’IPM à l’écoute des disques de Jonathan Bree, IPM pour Intelligent Pop Music car le néo-zélandais manie avec une belle dextérité un savant mélange entre minimalisme, efficacité Pop et tentatives expérimentales. Pour autant, la musique de Jonathan Bree n’en oublie pas de conserver une dimension humaine réfutant toute tentation de virtuosité. Et puis, depuis le début de sa carrière solo, on voit bel et bien comme une famille musicale se constituer autour de sa personne, que ce soient les complices permanents et fidèles comme Princess Chelsea tout en laissant la fenêtre ouverte au vent qui apporte de la fraîcheur. De son expérience de groupe avec The Brunettes, il a gardé le souci du collectif, c’est peut-être aussi une autre signification à trouver à ce masque. Et si Jonathan Bree n’était pas une entité unique mais collective faite des visages de chacun des membres du groupe. Il n’hésite pas sur chacun de ses disques à faire appel à d’autres artiste du label qu’il dirige, L’intriguant Lil’ Chief Records à découvrir si vous ne connaissez pas.
Alors Jonathan Bree peut bien reproduire le même disque encore et toujours, il peut bien poursuivre la même obsession inaccessible car il faut bien le dire, il le fait tellement bien. Un des grands disques Pop de 2020 !
Greg Bod