Grand espoir du cinéma espagnol, Sorogoyen revient après le coup de maître de son thriller politique, El Reino, avec Madre, un film trompeur.
Pour qui s’est pris la grosse claque des scènes ultra tendues et stressantes de la seconde partie de El Reino, le film précédent de Rodrigo Sorogoyen, l’introduction de Madre fonctionne comme une confirmation du talent fou qu’a ce jeune réalisateur espagnol dans le domaine, tellement à la mode, tellement « vendeur », du thriller à « impact profond ». Un petit quart d’heure littéralement pétrifiant où tout – mise en scène, interprétation, scénario – se conjugue pour électrocuter littéralement le spectateur sur son siège.
Sauf que cette première scène est un leurre : elle est la reprise d’un court métrage éponyme antérieur, d’ailleurs sélectionné aux Oscars, de Sorogoyen, et n’a rien à voir avec le film que nous allons voir ensuite, si ce n’est, bien entendu qu’elle en pose le postulat de base : voilà une jeune femme rendue folle par la « perte » insensée de son fils, qui n’arrive pas, 10 ans plus tard, à se « faire une raison », mais qui va pourtant trouver un moyen étonnant de « faire son deuil ». Madre est tout sauf un thriller, et, autant prévenir la déception qui guette une grosse majorité de spectateurs, ne va faire aucun effort durant deux heures pour divertir, exciter, stimuler son public. Sorogoyen choisit au contraire un mélange – assez provocateur quand même – entre contemplation du vide d’une vie dévastée – face au vide fascinant des plages des Landes et de l’Océan superbe et menaçant – et psychanalyse sauvage. C’est audacieux, c’est peut-être même un tantinet trop ambitieux par rapport aux capacités actuelles d’un cinéaste qui frôle parfois ici la pose auteuriste, le plaisir de se regarder filmer, superbe plan séquence à la steady cam après superbe plan séquence à la steady cam. Reste que le geste artistique est notable à une époque de démission générale devant les standards du thriller à l’américaine, et que rien que ça nous aide à supporter quelques passages redondants, voire… ennuyeux.
Devant l’écran, la brindille Marta Nieto fascine, comme elle fascine un adolescent trop content de s’imaginer séduire une MILF, mais jamais dupe non plus du jeu dans lequel il entre, volontairement et non sans une certaine dose de masochisme. Alors que nous pourrons être troublés par le faux inceste qui se dessine, à moins qu’il ne s’agisse de pédophilie, les plus férus de contes psychanalytiques apprécieront le mécanisme diabolique mis en place par la mère brisée pour revivre la scène du trauma originale de la perte et lui trouver une issue positive.
C’est bien indéniablement bien vu, mais peut-être un peu court, d’autant que d’autres lectures du sujet restaient possibles, et auraient gagné à être mieux explorées par Sorogoyen : on regrette en particulier que, à force de rester obstinément collé à sa protagoniste principale, il ne creuse pas plus la question de la perception de celle-ci : « la folle de la plage » est un personnage passionnant de parce qu’il peut révéler du microcosme qui l’entoure – comme on le voit dans une seule scène, par ailleurs excellente -, celle de la voiture, filmée sur un téléphone portable, qui nous offre enfin la distance nécessaire – et l’absence d’empathie – qu’autorise un regard extérieur sur le comportement d’Elena.
Madre est donc un film à la fois formidablement beau et intelligent, avec des pics émotionnels remarquables (la baignade nocturne de Jean, la confrontation avec Ramon…), mais qui nous laisse frustrés par rapport au potentiel de son sujet. Il constitue toutefois la confirmation que Sorogoyen est l’un des réalisateurs espagnols les plus intéressants de sa génération.
Eric Debarnot