Cuisine centrale, c’est la découverte d’une communauté, d’une famille qui travaille ensemble, dans un ESAT où l’on prépare des repas. Cuisine centrale, c’est aussi la révélation du travail passionnant d’un documentariste, d’un « reporter BD », Troub’s. A suivre…
Si l’on peut penser que l’art de la BD est bien plus proche de celui du cinéma que de la littérature (dite traditionnelle), alors il faut admettre que, s’il est un genre entier du 7ème art qui reste sous-représenté en bandes dessinées, c’est bien celui du documentaire. Sans doute est-ce explicable par les origines de « divertissement pour enfants » du 9ème art, mais cela reste toutefois un angle mort non négligeable dans la représentation « dessinée » du monde. On me rétorquera que les succès, en France, d’ouvrages notables comme Le Photographe ou comme la série des chroniques de découvertes de pays de Guy Delisle, que les BDs d’enquêtes journalistiques se développent (nous pensons à des livres importants comme Sarkozy – Khadafi ou encore Algues vertes, l’enquête interdite…) ou que l’œuvre colossale d’un Joe Sacco aux USA montrent que cela change : c’est vrai, mais il reste que nous n’avons pas encore – du moins à notre connaissance – beaucoup d’auteurs faisant un travail équivalent à celui d’un Depardon ou d’un Wiseman…
Ou tout au moins c’est ce que nous pensions, avant de découvrir Troub’s, dessinateur-voyageur, en France comme à l’étranger, amoureux des animaux comme des gens – des « vrais » gens, comme on dit, avec souvent une sorte de condescendance dans la voix… Et avant de lire, complètement épatés, son Cuisine centrale, une description patiente, minutieuse, objective mais empathique, du fonctionnement d’un ESAT (Etablissement et service d’aide par le travail) à Sainte-Livrade-sur-Lot, dans le Lot & Garonne… Et avant de constater que, justement, ce Depardon que nous aimons et admirons tant quand il nous montre le fonctionnement de nos institutions ou la vie des agriculteurs dans nos campagnes, eh bien il a un frère d’armes dans la bande dessinée.
Troub’s regarde donc ici, et rapporte et dessine le quotidien de travailleurs préparant les repas quotidiens qui seront distribués dans les cantines, les buffets, en fait lors de toutes les occasions locales de « faire manger » la communauté locale, « hors foyer » et « hors restauration », comme on dit. Il décrit le processus tout entier de préparation des aliments, puis des plats, puis de leur livraison. Le travail étant ce que l’art – sous toute ses formes – montre le moins (parce que nombre d’artistes sont par leur vocation « exclus » de ce monde du travail ?), il se dégage quasi automatiquement de ces cases réalistes, descriptives et pourtant souvent très belles, un sentiment de « nouveauté », voire d’étrangeté… Mais ce n’est là qu’un aspect du travail de Troub’s, et sans doute le moins important : car Cuisine centrale nous parle avant tout de gens, d’hommes et femmes formant une véritable communauté, ou mieux encore une véritable famille, tant leur situation « sociale », que l’on perçoit parfois comme à la limite de l’exclusion, les pousse à trouver à l’ESAT des pères, des mères, des frères et sœurs de substitution. Et là, Cuisine centrale devient franchement bouleversant : les mini-interviews conduits par Troub’s qui aident chacun à se raconter, les dialogues, les discussions, les petits conflits au sein de l’équipe, les espoirs, les chagrins et les peines que l’on devine derrière une phrase banale ou un geste quotidien, tout cela fait naître au fil de ces courtes 64 pages un sentiment d’intense humanité.
Découverte d’un univers de gens qui travaillent chaque jour pour nous et qui, grâce à ce travail, développent ce nécessaire sentiment d’appartenance si essentiel au bonheur, mais aussi découverte d’un auteur discret mais important, Cuisine centrale vient superbement compléter le spectre d’un 9ème art – art de l’image vraie, de l’image qui nous parle parce qu’il parle de nous – véritablement en phase avec notre époque.
Eric Debarnot