Andrès Trapiello écrit un roman presque parfait, qui mélange les aventures les plus emballantes avec une réflexion philosophique subtile. Le tout dans une langue extraordinaire.
Vous rentrez de vacances ? Vous voulez partir en vacances ? Vous vous sentez confinés ? Oppressés ? Les transports en communs sont bondés et vous vous sentez oppressés ? Vous êtes confinés (par choix ou par obligation) ? Vous manquez d’air ? La meilleure, voire la seule solution : prendre une bonne dose d’aventures ! Mais non, pas avec Bob Morane – quoique ses aventures soient addictivement plaisantes à lire. Avec l’aventurier par excellence, le seul, l’unique, le vrai, l’inimitable, Alonso Quichano, le célèbre Don Quichotte de La Manche et son non moins célèbre écuyer, Sancho Panza.
Ceux qui auront vraiment besoin de dépaysement choisiront de faire le voyage entier avec Miguel de Cervantès comme guide – il y en a pour plus de 1200 pages dans la dernière édition en français en poche. Alternativement, ceux prêts à se contenter de quelque chose de moins long – mais pas forcément moins bon –, pourront se jeter sur les “suites” qu’a écrites Andrès Trapiello : À la mort de Don Quichotte paru en 2019 à la petite Vermillon (les éditions de poche de la Table Ronde) ou Suite et fin des aventures de Sancho Panza (paru aussi en 2019). Trapiello est un grand écrivain et un spécialiste de Don Quichotte – il a d’ailleurs écrit une version en Castillan moderne de l’œuvre de Cervantès. Vous pouvez y aller sans hésiter. Vous y trouverez l’antidote idéale à la morosité – lire autre chose que ce qui sort à la rentrée n’est pas une mauvaise chose, bien au contraire. Ce sont des romans de haut vol, qui vous emmèneront loin. En l’occurrence jusqu’aux Indes… c’est le cas avec Suite et fin des aventures de Sancho Panza. Le dernier volume. Celui que je termine à l’instant !
En route vers les Indes
Le bachelier Samson Carrasco, le plus fidèle ami de Quichotte, a reçu une lettre de son oncle qui a fait fortune aux Indes et lui demande de le rejoindre pour l’aider dans ses affaires. Pourquoi pas ? Maintenant que Don Quichotte est mort – voir précisément À la mort de Don Quichotte – rien ne le retient de ce côté-ci de l’Atlantique. Il décide donc d’emmener avec lui son épouse et nièce du même Quichotte, Antonia Melgar, ainsi que Quiteria, l’ancienne gouvernante dudit Quichotte et maintenant au service de Samson Carrasco et d’Antonia, et Sancho Panza, devenu son écuyer. Sancho Panza – qui a appris à lire, écrire et compter et n’est plus le nigaud de Cervantès – n’est guère convaincu. À quoi bon chercher aux Indes ce qu’ils pourraient trouver en Espagne ? Avec Rossinante – que monte maintenant Carrasco – et Almanzor – l’âne de Sancho, que Trapiello baptise ici du nom d’un chef militaire Arabe, Al-Mansûr – ils pourraient parcourir le pays, parler de Don Quichotte, témoigner, rétablir la vérité qui est bien souvent bafouée par des écrivaillons peu consciencieux. Ils réussiraient aussi bien qu’aux Indes… Mais le bachelier ne cède pas. Ce sera les Indes. Il veut quitter son village de la Manche. Ils partiront. Sancho résiste, sans vraiment résister. Alors ils partent. Après un long et compliqué voyage, Ils finissent même par arriver à Arequipa – une bien belle ville située dans ce qui n’était pas encore le Pérou.
Un vrai roman d’aventure…
On trouve dans ce livre d’aventure tout ce qu’il faut trouver dans un livre d’aventure. Des voleurs patibulaires aux surnoms poétiques, un notaire aigri aux doigts crochus, des chevaliers plus ou moins preux mais souvent repentants, des académiciens un peu prétentieux mais braves, une troupe de théâtre bancale et pas très honnête, des juges pas très scrupuleux mais généreux, des pirates scrupuleux mais tout aussi généreux. On y trouve aussi des esclaves noirs – c’est l’époque –, des indiens qui mâchent de la coca, des bandits de grand chemin sanguinaires et même des molosses sauvages. A l’exception de ces derniers – la plupart des bandits, voleurs et les chiens finissent mal –, tout le monde a un grand cœur et se sort bien des aventures dans lesquelles ils sont fourrés – un peu comme dans Bob Morane, d’ailleurs, même s’il y a plus de morts chez Trapiello. C’est évidemment le cas de nos héros qui récoltent à peine quelques égratignures après avoir quand même traversé à cheval une grande partie de l’Espagne, en bateau toute l’Atlantique, puis à dos de mulet la jungle américaine, descendu en bateau de nouveau la côté pacifique de l’Amérique du Sud avant de retraverser la jungle pour atteindre leur destination finale. Où, ce sera un peu plus compliqué – le titre laisse planer assez peu de doutes sur l’issue du roman. Mais la fin n’est pas triste. Malgré les morts. Malgré la mélancolie et quelques larmes – je ne le cache pas. La joie revient. Le cycle de la vie reprend son cours avec encore plus de bons sentiments : ils se marient et ont beaucoup d’enfants.
qui rend heureux…
Tout peut sembler attendu et en même temps trop gros, exagéré. Tout est incroyable, impossible. Mais qu’importe. C’est magique, cousu de fil d’or. C’est pour cela qu’on peut et doit lire Suite et fin des aventures de Sancho Panza, pas pour la surprise du dénouement et l’originalité des personnages. Et le plaisir est d’autant plus grand que Trapiello écrit merveilleusement bien, dans une langue riche, poétique et luxueuse sans être étouffante, et d’une capacité d’évocation fantastique. Les étoffes sont soyeuses et douces, les mets rassérènent mais les puces grattent et les nuits dans la cordillère des Andes sont froides. Les rues tortueuses, surpeuplées et dangereuses de Séville sentent mauvais, la jungle étouffe et la poussière fait tousser. Un livre d’aventure qui rend heureux.
et qui fait réfléchir.
Mais Suite et fin des aventures de Sancho Panza n’est pas une sorte de super-Bob Morane ou même une de version écrite de La Folie des grandeurs – je veux bien dire La Folie des grandeurs –, une version du pauvre pour lecteur pressé de fin d’été de L’ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche. Si je voulais continuer dans les comparaisons, c’est plutôt vers Il était une fois en Amérique que je proposerais de regarder. Comme Il était une fois en Amérique, Suite et fin des aventures de Sancho Panza est une fresque philosophique et morale sur l’émigration et le déracinement – Séville est une ville de la frontière, une ville du Wild South, où les bandits règnent sur des quartiers entiers, où on emprisonne à tour de bras et sans raison et où la Sainte Inquisition brûle les sorcières après les avoirs enduites de goudron et de plumes. Et l’Amérique du Sud est aussi vide que l’était l’Amérique du Nord – c’est-à-dire peuplée d’Indiens que certains ont tendance à asservir et traiter cruellement. Certains, pas tous. Car, comme Il était une fois en Amérique, Suite et fin des aventures de Sancho Panza est une fresque philosophique et morale sur ce qui fait notre humanité, la réussite humaine sociale et l’échec. Ceux qui réussissent leur vie sont ceux qui partent, osent, entreprennent, vont chercher leur destin et pas ceux qui restent au pays et essaient de s’enrichir en volant ou en profitant des trésors soit disant amassés par les autres. Mais, attention, ceux qui réussissent leur vie sont ceux qui traitent leur prochain comme des êtres humains, respectent les Indiens et les esclaves qu’ils achètent ou qui même refusent d’en acheter. Ceux qui échouent sont ceux qui sont égoïstement refermés sur eux mêmes – au point de ne pas pouvoir avoir de descendance, contrairement aux premiers et grâce à Dieu.
Attention aux mirages
En effet, Trapiello nous met en garde – comme Sergio Leone, mais peut-être pas comme Gérard Oury ou Henri Vernes : partir pour réussir sa vie, oui, mais pas en pensant trouver de l’herbe plus verte. C’est dans ce sens que Suite et fin des aventures de Sancho Panza est une suite du roman de Cervantès. Aller chercher la richesse aux Indes est la plus Don Quichottesque des ambitions si elle signifie se perdre, oublier ce qu’on était et oublier son destin. Comme le dit le bachelier à Sancho Panza dans ce qui est probablement la plus belle phrase du roman, “J’ai la nostalgie de mon destin”. Il ne sait plus pourquoi il est parti. Samson Carrasco, celui qui avait essayé de convaincre Don Quichotte de la folie de ses entreprises, réalise qu’il a lui-même été pris au piège du Quichottisme. Il est lui-même devenu un Don Quichotte. Il se sauvera et mourra heureux et apaisé. Une leçon à ne pas oublier, surtout quand la rentrée est triste et masquée.
Alain Marciano