Qui ira voir l’Infirmière en espérant un thriller sera certainement déçu, alors que Fukada nous propose une nouvelle tragédie sociale mise en scène avec une précision époustouflante.
Comme ce fut le cas avec Madre il y a quelques semaines, l’Infirmière est un film desservi par sa bande annonce – qui en dit trop, comme beaucoup de bandes-annonces -, par son slogan inepte (« Victime ou manipulatrice ? »), et son positionnement publicitaire de « thriller », genre censé attirer dans les salles un public bien maigre depuis la rupture du confinement. D’où une certaine désillusion des spectateurs devant cette longue attente d’un bouleversement de la vie d’Ichiko, et devant l’impossibilité d’une « vengeance », de toute manière aussi dérisoire que bien éloignée des codes sociétaux traditionnels japonais à laquelle notre héroïne se conformera : victime du déshonneur – mérité ou pas – on s’excuse et on se suicide (socialement).
Une fois évacués ces faux espoirs vis à vis de mécanismes fictionnels conventionnels, regardons le très beau film qu’est l’Infirmière, sans aucun doute le plus beau sorti sur nos écrans ces derniers mois. On connaît peu le travail de Kôji Fukada en France, mais l’on se souviendra peut-être encore de son terrible Harmonium, tragédie familiale qui maniait déjà très efficacement précision de la mise en scène et ouvertures béantes vers un malaise elliptique mais indiscutable ; tout ce que l’on pouvait aimer dans Harmonium se retrouve dans l’Infirmière, simplement magnifié par la très extraordinaire interprétation – ou dirons-nous simplement, présence – de Mariko Tsutsui.
Victime de sa propre compassion, trahie par l’amour qu’on lui porte, Ichiko va donc vivre sous nos yeux un calvaire absurde, mais parfaitement logique et inévitable, et le récit de ce calvaire, conté en deux flux temporels différents, agit comme un étau se resserrant et sur l’héroïne et sur nous, qui ressentons pour elle cette même compassion et ce même amour. Cette chute est mise en scène avec une fausse neutralité qui exige de la part du spectateur une attention de tous les instants, tant tous les détails, tous les non-dits entre les personnages, toutes ces fameuses ellipses qui nous déstabilisaient parfois dans « Harmonium« , sont importants pour saisir, non pour vivre ce délitement d’une vie, cette longue promenade au bord de l’abîme. Couleurs neutres, lignes épurées des bâtiments et des rues japonaises si propres, parcimonie de la musique, utilisation remarquable de la lumière comme vecteur de la fiction (les apparitions de Mokoto, celles du fantôme élégant qu’est devenu Ichiko)… l’Infirmière est une merveille formelle, qui ne tombe jamais dans le piège du formalisme.
Passant du bleu atone de l’uniforme médical au bleu criant de la séduction, sans même parler d’un bleu capillaire lors d’une scène fantasmée de dilution du malheur dans la mer, Ichiko ne quittera jamais vraiment son statut de victime quasi impuissante, broyée par la machine de l’opinion publique (le terrible portrait des médias japonais dressé par Fukada ne transforme pas pour autant le film en réquisitoire « à l’américaine », son sujet n’est juste pas là…). Ses tentatives de vengeance sont dérisoires, comme ce coup de klaxon final, cri incompréhensible qui résonne dans une rue vide. L’infirmière est la représentation quasi parfaite de la disparition d’un être à qui tout est retiré, et qui semble ne pouvoir s’affirmer qu’à travers rêves et fantasmes, matérialisés en quelques scènes aussi courtes que profondément frappantes. Quelques scènes qui figurent de manière extraordinaire la résistance d’un esprit face à la folie qui menace.
L’infirmière est un grand film, et Kôji Fukada un réalisateur qui compte.
Eric Debarnot