Ou comment une autrice américaine, encore inconnue chez nous, nous offre 250 pages de rires, de larmes, d’indignation et de réflexion sur ce sujet aussi banal qu’extraordinaire qu’est la grossesse. Indispensable.
Lucy Knisley est un petit phénomène aux USA : ses bandes-dessinées autobiographiques ont déjà rencontré un franc succès commercial, grâce à leur mélange d’humour, de conseils pratiques (eh oui !) et de réflexion sociétale, et la manière drôlatique dont elle raconte sa vie fait clairement écho chez nombre d’Américaines à leurs propres doutes, leurs aspirations et leurs révoltes. Elle est par contre encore peu connue chez nous, avec seulement deux de ses BDs publiées il y a quelques années déjà, Délices : ma vie en cuisine (chez Delcourt), livre de recettes (!) travaillant le rapport entre le goût et les souvenirs, et Ligne de flottaison (Steinkis) sur une expérience de croisière du troisième, voire du quatrième âge.
Evidemment, on est avec Lucy Knisley dans un « genre » très américain, très « middle of the road », a priori très éloigné des préoccupations artistiques ou divertissantes de notre BD, et c’est avec relativement peu d’enthousiasme que l’on ouvre ce Neuf Mois et toi, volumineux (256 pages, quand même !) journal de bord d’une grossesse… pour tomber sous le charme, au bout de quelques pages seulement, du travail de Lucy, et finir par dévorer le livre tout entier en quelques heures !
La raison de ce plaisir : sans doute plus que son dessin, une ligne claire simple, gaie et effectivement très efficace, c’est la démarche de Lucy, beaucoup plus profonde que l’on pourrait le croire de prime abord, qui nous embarque immédiatement. A la page 148, l’auteur n’a pas peur de nous expliquer franchement pourquoi elle a voulu nous conter avec autant de détails l’odyssée que constituèrent ses difficiles tentatives pour tomber enceinte, puis ses neuf mois de grossesse épiques et son accouchement catastrophique : « La maternité, la naissance et les fausses couches sont des sujets qu’on censure ou qu’on évite trop souvent, surtout en BD. Historiquement, on les a toujours considérés comme « des sujets féminins, sans intérêt pour le grand public »… Comme si les hommes ne se reproduisaient pas ou ne se souciaient pas de leurs origines… ». Neuf Mois et toi a donc été conçu, au-delà de son caractère autobiographique qui lui confère une force émotionnelle indéniable (certaines pages vous mettront probablement, comme ce fut notre cas, les larmes aux yeux…), comme un témoignage, voire un geste militant. Un rappel bien nécessaire sur le regard violemment rétrograde, voire hostile, longtemps porté par les hommes sur les femmes et la reproduction – les passages « historiques » du livre, revenant sur les pratiques et les préjugés d’autrefois, sont saisissants ! -, mais également sur la situation toujours brutalement précaire de millions de femmes aux USA, seul pays développé – par exemple – où les congés de maternité ne sont pas obligatoires, mais également pays développé où le taux de mortalité maternelle (à l’accouchement) est le plus élevée… et en croissance depuis 2000 ! Pas de féminisme simpliste chez Lucy Knisley, mais des affirmations politiques fortes quant à des situations révoltantes.
Mais Lucy ajoute : « Je n’ai jamais aimé ce cliché qui consiste à boucler une histoire sur la maternité – « … et ils eurent beaucoup d’enfants… » – comme s’il n’y avait plus rien à dire après. J’ai toujours voulu savoir comment ça se passait, justement. ». Et c’est sans doute là le plus grand triomphe de son livre, ce sentiment qu’elle réussit à faire naître, sans se départir de son pragmatisme et de son auto-dérision bien new-yorkaise, d’une vraie, d’une belle, d’une terrible aventure. Une aventure qui est la nôtre, à tous : même si la plupart d’entre nous n’ont pas eu, ou n’auront heureusement pas, à passer par les épreuves qui attendaient Lucy Knisley, comment ne pas rire, frémir, trembler, nous horrifier même parfois devant les péripéties de cette épopée si ordinaire et pourtant tellement extraordinaire ?
Cette BD fait partie des livres indispensables à lire cette année. Et nous suivrons quant à nous avec beaucoup d’attention Lucy Knisley dans ses prochaines aventures…
PS : Déplorons pour une fois la traduction française lénifiante du beau titre original du livre : Kid Gloves : Nine Months of Careful Chaos…
Eric Debarnot