La Villa Medicis, villa de destins croisés … Dans son troisième roman chez P.O.L., Lise Charles, croise les destins de personnages pathétiques et égocentrés dans une Villa Medicis assez déliquescente. Comme quoi, l’enfer, ce n’est pas que les autres.
Que ceux qui adoreraient obtenir une bourse pour aller étudier, écrire, peindre, composer de la musique où que ce soit dans le monde, y compris dans les endroits les plus fascinants, se détrompent. Certes, il y a des compensations. Mais les musées, les promenades, les restaurants et bars à tester pour déguster des boissons et des plats plus ou moins exotiques ne compensent pas vraiment des ennuis en tout genre qui accompagnent de tels séjours … le stress de la course contre la montre pour réaliser le projet prévu, les difficultés à supporter les autres chercheurs ou pensionnaires, les pauvres conditions matérielles dans lesquelles il faut vivre. Comme disait l’autre, there is no free lunch, et le prix à payer est souvent élevé. Très élevé.
Désarroi à Rome
Prenez Octave Milton, par exemple, l’un des protagonistes, le catalyseur de La Demoiselle à Coeur Ouvert de Lise Charles. Octave Milton est écrivain, publié chez P.O.L., a écrit une douzaine de romans et son projet a été sélectionné par le jury du concours des pensionnaires de la Villa Médicis: il va pouvoir aller passer un an à Rome – Rome! la plus belle ville du monde, ou pas loin – pour écrire une biographie d’un de ses ancêtres, un architecte assez important du baroque, Francesco Borromini – qui a, quand même et entre autres, à son actif la superbe nef centrale de Saint-Jean de Latran, la merveilleuse Église Saint-Charles-aux-Quatre-Fontaines et une surprenante galerie en trompe-l’oeil située dans le Palais Spada. Une belle vie, un beau projet à réaliser dans un bel endroit.
Que demander de plus ? Rien ? Si, pourtant…
Ça n’ira pas du tout comme prévu – ou peut-être que si, ça ira exactement comme Milton aurait voulu que ça aille … Quoi qu’il en soit, Milton ne commencera pas le projet qui lui apparaît, maintenant qu’il est face à l’ouvrage, sans intérêt aucun. Vide. Creux. Borromini est un minable. Milton en est convaincu, il le dit et le répète, s’obstine, s’entête. Le vrai architecte est le Bernin, le rival de Borromini. D’ailleurs, Milton ne croit pas que le trompe-l’oeil du palais Spada — la seule oeuvre de Borromini dont il parle — trompe qui que ce soit — il est vrai qu’elle est été assez mal restaurée. Quant au reste de ce qu’a fait Borromini … quel reste? il n’en n’est jamais question. Exit Borromini. Exit le projet. Mais comme Milton est écrivain, comme il doit bien faire quelque chose en contrepartie de ce qu’il reçoit, Milton écrit une courte nouvelle inspirée par une anecdote qui lui arrive lors d’un repas avec la famille d’une autre pensionnaire … Pas plus. Pas grand chose donc.
Les quelques musées que Milton visite – en compagnie du seul pensionnaire qu’il supporte, Daniel, un restaurateur de tableaux –, les rares phrases qu’il échange avec la concierge — une vraie personne, elle — et les cappucini qu’il boit ne changent rien à l’affaire. Ce séjour est un cauchemar! Jusqu’au jour où il rencontre Marianne Renoir et fait la connaissance de l’une de ses filles, Louise, une pré-adolescente qui raconte ses tourments dans son journal. Milton vole les sentiments de la première — j’admets, l’image est pauvre mais Marianne tombe vraiment amoureuse de lui — et l’âme de la seconde. Ce sera l’oeuvre de Milton pendant ce séjour à l’Académie de France à Rome. Avec des conséquences dramatiques que je vous laisse découvrir. Oui, un prix élevé à payer.
Un roman de la décadence en trompe-l’oeil
La Demoiselle à Coeur Ouvert — dans lequel Lise Charles raconte donc cette histoire — est un roman de la décadence. Un roman sur un monde qui s’écroule, rongé par sa propre pourriture mais qui maintient les apparences. Un roman lui-même décadent, dans la forme, d’ailleurs. En effet La demoiselle à coeur ouvert se compose, en plus de la nouvelle écrite par Octave Milton au début de son séjour à Rome, d’un article écrit par Marianne Renoir et du journal de Louise, essentiellement d’une correspondance… sous forme d’échange d’emails.
Au sens strict du terme, il n’y a pas de raison de considérer un échange de courriers électroniques comme n’étant pas de la correspondance, surtout si ces courriers sont bien écrits comme c’est le cas ici. Mais, au fond, les romans épistolaires ont vécu. Ils ont disparu quand on a arrêté de mettre des feuilles de papier dans des enveloppes pour les envoyer à leur destinataire par la poste. Un roman épistolaire à base d’emails est un contre-sens, une absurdité, une hérésie — un peu de luddisme ne saurait faire de mal. Choisir cette forme du passé – comme Lise Charles le fait ici, sciemment sans doute aucun – révèle que le monde d’Octave Milton, de Marianne Renoir et des autres pensionnaires est un monde factice, d’apparence, le monde en trompe-l’oeil, sans profondeur de la galerie du palais Spada.
Des personnages à une dimension
Évidemment, ce monde ne pouvait être habité que par des personnages sans profondeur, aplatis sur une seule dimension – eux-mêmes. Insatisfait chronique, Milton passe le roman à se plaindre, ne fait rien parce qu’il ne veut rien faire et non pas parce qu’il ne peut pas, n’est pas assez malin pour avoir des idées perverses mais est assez veule pour ne pas s’y opposer. Il doit pallier son manque d’inspiration. Cela passe avant tout. Lui d’abord. Comme les autres pensionnaires de la Villa Médicis, d’ailleurs, tous plus égotistes les uns que les autres — avec une mention spéciale à l’artiste qui a été sélectionnée pour un projet consistant à enregistrer les bruits de son corps. Ce qui laisse à penser que le jury — qui ne peut quand même pas être incompétent — est fait du même matériau. Marianne Lenoir est loin d’être toute blanche, faussement candide, victime consentante. Sans compter les personnages secondaires … le frère de Milton est vain; son éditrice, Livia Colangeli, est jalouse et cruelle. En fait, ils sont minables, tous plus pathétiques les uns que les autres — à part, peut-être, la demoiselle à coeur ouvert elle-même
Le jeu de miroir de Lise Charles
Que Lise Charles dénonce tout ce fatras est assez intéressant, amusant. Mais on peut se demander à quel degré se situe l’autrice … pas au premier ; au second, au troisième? Plus haut encore? Après tout, Lise Charles est romancière, comme Octave Milton — ah oui, si évidemment un pseudonyme que j’avais oublié de le mentionner et un pseudonyme composé de deux prénoms — publiée chez P.O.L. comme Milton. Son premier roman s’intitulait La Cattiva. Milton a publié un roman qui s’intitulait La Cattiva Bambina. Lise Charles a été pensionnaire à la Villa Médicis, comme Milton l’est dans le roman. Elle est également maîtresse de conférences en littérature à l’Université de Nantes, comme Marianne Renoir qui était le personnage principal de La Cattiva et aussi personnage principal de la Cattiva Bambina et joue un rôle non négligeable dans La demoiselle à coeur ouvert.
Bref, Lise Charles est à la fois le marteau et l’enclume, s’amusant à taper sur les uns et les autres à tour de rôle tout en étant elle-même les uns et les autres à tour de rôle. C’est surprenant de franchise, réjouissant de méchanceté. Pas étonnant que La Demoiselle à Coeur Ouvert figure dans la pré-sélection du prix Filigranes 2020. Après le prix de la Romancière en 2013 pour La Cattiva (P.O.L., 2013) et la mention spéciale du prix Wepler pour Comme Ulysse (P.O.L., 2015), ce serait une belle réussite.
Alain Marciano