Premier film allemand de l’après deuxième guerre mondiale, Les assassins sont parmi nous (Die Mörder sind unter uns), d’une grande beauté formelle, dresse le portrait d’une Allemagne en ruine après la défaite nazie. Son didactisme assumé l’empêche malheureusement d’être un grand film sur la construction d’une réconciliation nationale.
Les assassins sont parmi nous, réalisé par Wolfgang Staudte en 1946, est notamment connu pour être le premier « Trümmerfilm », qu’on peut traduire par « film de décombres », genre né à la fin de la deuxième guerre mondiale. Nous sommes à Berlin en 1945 après la capitulation de l’Allemagne nazie. Suzanne Wallner, une jeune femme rescapée des camps de concentration, rentre chez elle pour retrouver l’appartement qu’elle occupait avant la guerre. Elle le trouve occupé par Mertens, un chirurgien et vétéran de l’armée allemande qui noie sa mauvaise conscience dans l’alcool. On comprendra plus tard qu’il servait sous les ordres de Brückner, commandant de la Wehrmacht qui fit exécuter plusieurs centaines de civils un soir de Noël. Lorsque celui-ci réapparait dans sa nouvelle vie bourgeoise d’entrepreneur, Mertens n’a plus qu’une obsession : le tuer pour que justice soit faite.
Le dispositif narratif mis en place par Staudte repose sur les relations qu’entretiennent les 3 personnages principaux représentant 3 composantes de la société allemande de l’immédiat après-guerre : les victimes du nazisme (représentées par le personnage de Suzanne), les nazis (représentés par Brückner) et ceux qu’on pourrait nommer les repentis (Mertens et sa culpabilité). On pourrait même ajouter un quatrième groupe social incarné par les habitants de l’immeuble qui représentent la masse silencieuse qui a tout vu sans jamais intervenir (notamment lors de l’arrestation de Suzanne, a priori pour raisons d’activisme politique, sans toutefois qu’une déportation liée à une possible judéité de Suzanne ne puisse totalement être écartée). Ceux-ci apparaissent de manière récurrente au cours du récit, toujours entre deux portes, parfois simplement en ombres chinoises, pour se plaindre de l’alcoolisme de Mertens. Mais sans doute est-ce plus l’état de stress post-traumatique dans lequel se trouve celui qui a assisté à des crimes de guerre, qui dérange la bonne conscience de ces braves citoyens. Sa seule présence agit comme un miroir renvoyant l’image d’une société allemande qui, par son inaction, a permis l’émergence de la barbarie.
Pour bien comprendre les choix d’écriture du réalisateur (Staudte a également écrit le scénario du film), une contextualisation historique est nécessaire. Le film, réalisé en 1946, est le premier film produit par la DEFA, studios sous influence soviétique qui deviendront plus tard les studios nationaux de la RDA. A ce titre il participe du travail de dénazification de l’Allemagne entrepris par les alliés après-guerre, avec son lot de simplifications et de didactisme. Si la vision proposée par le film, d’un régime nazi uniquement porté par quelques hauts responsables (dont Brückner, derrière son air bonhomme, est un représentant) et des exécutants « contre leur gré » (Mertens) est somme toute assez classique (il s’agit d’ailleurs d’une des stratégies de dénazification proposée par les alliés : ne « punir » que les dignitaires du régime), le traitement du statut de victime est plus problématique. Celui-ci est en effet très tôt dénié à Suzanne qui ne contredit pas Mertens lorsqu’il suggère qu’elle était « à l’abri » pendant le bombardement de Berlin. Plusieurs séquences nous montrent Suzanne nettoyant frénétiquement l’appartement délabré, dénotant une volonté farouche de retrouver un ordre d’avant, et ainsi effacer toute trace des conséquences du régime nazi. Ce même régime qui pourtant érigeait l’ordre parfait comme valeur fondamentale, ce qui fait dire à Mertens que « le désordre n’existait pas chez les Philistins ». Le statut de victime se déplace ainsi de la déportée vers l’ancien soldat, inapte à reprendre son activité de chirurgien. C’est même avec l’aide de Suzanne que Mertens va progressivement se reconstruire, autorisant un rapprochement amoureux entre les deux personnages comme symbole d’une réconciliation nationale possible. Celle-ci, pour pouvoir se réaliser nécessiterait donc une forme d’amnésie quant aux victimes des camps. Dans tout le film, seul un plan sur un journal que lit tranquillement Brückner au petit déjeuner, titrant « 2 millions de gazés », évoque l’holocauste.
« Les assassins sont parmi nous » présente donc toutes les caractéristiques et notamment les maladresses, d’un film à visée éducative (le discours moralisateur beaucoup trop explicite de la fin du film en est un exemple). Il est cependant difficile de savoir précisément quelle fut la part imposée par la DEFA (on sait qu’elle demanda la réécriture de la fin) et celle des choix propres de Staudte (qui s’accommoda lui-même parfaitement du régime nazi, il joua en 1940 dans le film de propagande antisémite « le juif Süss ») dans le résultat final d’un film inscrit dans une époque. Du point de vue formel, les plans quasi documentaires sur la ville en ruine évoquent le néoréalisme. On pense évidemment à « Allemagne année zéro » de Rossellini, autre célèbre Trümmerfilm qui sera réalisé 2 ans plus tard et pour lequel, sur ce point précis, le film de Staudte a pu être une influence. Le travail sur la lumière, notamment les nombreux jeux d’ombres, et la multiplication de plans obliques évoquent quant à eux une influence expressionniste, ce mouvement artistique classé comme dégénéré par le régime nazi.
Frédéric Bumbieler