Quand le pianiste flamand Kevin Imbrechts décide de convier d’autres musiciens à se réapproprier ses propres compositions, il ne fait jamais les choses à moitié à l’image de ce Dear Piano qui sonne comme l’expression du meilleur de la scène néo-classique actuelle.
Pour nombre d’entre vous, le courant néo-classique et sa déclinaison en solo piano tellement en vogue actuellement n’est qu’une passade éphémère, qu’un exercice de style paresseux, qu’une relecture sans surprise de grands anciens plus inventifs, plus virtuoses peut-être. Certains d’entre vous peuvent aussi y voir une voie d’entrée vers la grande musique qui ne parvient pas encore totalement à ne pas vous intimider. Et si le Néo-Classique était un chemin de traverse, une proposition autre ? Une musique composée par des artistes éduqués au plaisir sans sectarisme, piochant ici et là dans l’école romantique, ici dans le Post-Rock, là dans l’électronique. Depuis quelques années, de nouveaux noms ont commencé à émerger que nous suivons et accompagnons aussi bien ici chez Benzine Magazine que sur Possible Musics. Il n’y a pas une école néo-classique mais une multitude.
Dear Piano, bien que directement concentré sur le seul piano, résume à lui-seul ce constat. Car ce disque se veut comme une relecture ou une réappropriation de titres par autant de pianistes qu’il y a de sensibilités, d’approches et d’appréhensions de la musique. Kevin Imbrechts alias Illuminine n’en est pas à un coup d’essai dans cette idée de laisser les autres malaxer ses propres compositions, il avait déjà laissé le génial Jan Swerts se coltiner avec sa mélancolie ou travailler avec Sebastian Plano sur son premier disque en 2015.
Dear Piano convoque une internationale de la sensibilité à travers un jeu de piano toujours aérien et inventif. Excusez du peu, on notera la présence de Akira Kosemura,Simeon Walker, Dominique Charpentier, Sergio Dias de Rojas, Jonny Southard ou Christopher Dicker. La consigne étant pour chacun des artistes de reprendre un titre de Kevin Imbrechts au seul piano. Après chacun est libre d’y insuffler et d’y intégrer ce qui lui ressemble. En résultent des morceaux trés éloignés de leurs originaux ne gardant de leurs aînés que la structure mélodique pour mieux en révéler les failles et les absences. Pour qui connaît le répertoire d’Illuminine, il sera parfois bien difficile de reconnaître ce qui se cachent derrière ces réflexions irrespectueuses, de retrouver ce qui faisait le morceau original. Car là où l’on reconnait les musiciens de grande valeur, c’est dans cette aptitude à irriguer les territoires d’un autre de son identité propre. Ici tout culmine dans une cohabitation tranquille et sereine. Une cohabitation comme une amitié indéfectible, comme une confiance réciproque.
Bien sûr, malgré cette belle cohérence, quelques merveilles s’élèvent tels un cristallin Wander Rise par l’hollandais méconnu Sjors Mans ou encore la beauté énigmatique de Dear Limerence par Sergio Dias de Rojas. Tout au long du disque, Kevin Imbrechts travaille avec les motifs habituels du genre mais en y intégrant une part de nouveauté. Le jeu des variations par exemple prend une toute autre saveur ici car on retrouve parfois un même morceau interprété par différents musiciens qui apportent une profondeur toute autre à chaque interprétation.
On pensera souvent à Luke Howard et son parcours discographique qui touche souvent au sublime à l’image de son Open Heart Story (2018), peut-être son chef d’oeuvre. Comme l’australien, Illuminine et ses amis sont souvent touchés par la grâce tout au long de ce disque miraculeux qui s’éloigne des points de repère habituels et prévisibles. Dear Piano finit par ressembler à une maison illuminée au coeur de la nuit quand, au terme d’une longue marche, on espère y trouver de la chaleur et du réconfort.
Dear Piano ressemble en bien des points à ce goût du silence que l’on apprécie dans ces paysages de crépuscule, dans ces frontières vaporeuses et poreuses du rêve. Comme une invitation à s’extraire pour un instant du monde pour mieux le retrouver ensuite.
Greg Bod