Marcher, toujours marcher, dans les prés et les champs pour échapper au plus gros héritage de France qui le poursuit avec sa cohorte de calamités, de responsabilités, de contraintes et de culpabilité. La fin annoncée d’un monde et l’espoir d’en voir naître un autre plus juste et plus respectueux de tout et de tous !
Certains croient qu’il est facile, agréable et confortable d’être riche, ils feraient bien de lire ce roman de Laurent Graff (Grand absent, La méthode Sisik…) qui raconte l’histoire d’un héritier de la plus grosse fortune de France qui ne sait pas comment échapper à cette calamité. Il refuse tous les honneurs, corvées, responsabilités et autres contraintes que lui imposent son statut d’héritier et les fonctions qu’il devra assumer à la suite de son père. Il a entendu tout le vacarme assourdissant généré par les manifestations, il a écouté tous ceux qui protestent contre les maux qui gangrènent notre société, il ne veut pas de cette vie et il ne veut pas être responsable de la faillite de notre système. Il a trouvé une nouvelle occupation, une passion, il marche parcourant les sentiers de grande randonnée à travers la France. Il vient de boucler le tour de l’Ile de France et se prépare à parcourir le celui de la Bretagne. « Il sentait sous ses pieds les reliefs du sol, les cailloux, les mottes, les brindilles, les coques, qui agissaient sur la plante de ses pieds comme des aiguilles d’acupuncture, qui semblaient activer des réseaux de sensations parcourant son corps ».
Il a mis au point une organisation très efficace, il a embauché un assistant qui le dépose chaque matin au point de départ de l’étape qu’il a choisi de parcourir avant que celui-ci rejoigne la ville la plus proche où il a réservé un hébergement et où il achète les provisions pour la balade du lendemain avant de récupérer son employeur au terme de l’étape. Progressivement ce duo forme une paire d’amis de plus en plus intimes se livrant peu à peu leurs petits secrets. Une routine bien agréable s’instaure, le promeneur trouve la paix et le calme dont il rêvait depuis longtemps et son employé apprécie ce travail certes contraignant mais peu exigeant, lui laissant même le temps de jouer au loto pendant que son patron marche. Tout irait pour le mieux comme dans le meilleur des mondes si des extrémistes ne décidaient pas de mitrailler à mort tous les membres du conseil d ‘administration présidé par son père, le rendant de fait responsable de la plus grande entreprise de France et de tout un pan de l’économie française.
Toutes les autorités sont à ses trousses, elles ont besoin de lui pour assurer la continuité des entreprises familiales et sauvegarder l’économie française mais il refuse obstinément cette mission, il monte un stratagème très élaboré pour s’évaporer dans la nature mettant ainsi, à sa grande satisfaction, en grande difficulté le système responsable de tout ce qui détruit notre société : malbouffe, surconsommation, réchauffement planétaire, creusement du fossé entre les plus riches et les plus pauvres, etc…, tout ce qui gangrène le monde et le conduit à sa perte.
Avec ce texte lisse, policé, bien net, bien propre, enrichi de mots recherchés et choisis avec soin, Laurent Graff évoque tous les grands problèmes sociétaux qui agitent le monde actuel parfois même jusqu’aux extrémités destructrices. Ce qui l’amène à poser la question ultime : la rénovation de notre société passe-t-elle par la destruction radicale du système en vigueur ? Mais quel que soit le choix effectué, il n’y a qu’un chemin parcouru, les autres auraient pu être explorés aussi, ils ne l’ont pas été : choix raisonné, choix affectif, hasard… il restera toujours une part d’aléas, aussi infime soit-elle, dans la conduite du monde comme dans le parcours d’un itinéraire pédestre. Ainsi va la vie, ainsi va le promeneur, ainsi court la plume de l’auteur…
Denis Billamboz