Second volet de notre entretien avec le guitariste nantais Manuel Adnot qui, à la faveur de son dernier opus, Amor Infiniti, nous explique son rapport au monde, sa vision de la musique et du silence, ce rapport ténu qu’il entretient avec le son, ce refus des chapelles et des limites, cette curiosité à des années-lumières de la performance, une musique à l’os ou à la chair de la sensibilité.
Benzine : Amor Infiniti est le fruit de deux rencontres, celle avec Etienne Ferchaud et Barthélémy Antoine-Loeff.
Manuel Adnot : Etienne Ferchaud, cela a été aussi bien une rencontre humaine qu’artistique. C’est mon manager et producteur qui a articulé les choses. Etienne Ferchaud n’a pas écrit une note sur Amor Infiniti mais je lui montrais régulièrement mon travail au fur et à mesure que cela avançait, on parlait énormément et on s’échangeait beaucoup de la musique. Je suis allé l’écouter plusieurs fois en concert avec le Macadam Ensemble. Cela a duré trois ans où on se voyait tout le temps. J’ai vraiment voulu que l’équipe soit très resserrée et très impliquée. Par exemple, pour le chœur, j’ai envoyé un long mail avant l’enregistrement en expliquant à quoi je pensais, les livres que j’avais lus, les choses que j’ai écoutées un peu dans la recherche. Jusque-là, je n’avais jamais écrit pour un chœur même si j’avais pris des cours de composition pour voix au conservatoire.
Ce qui est génial avec Etienne c’est qu’il m’a ouvert à la découverte d’un pan de la musique que je ne connaissais qu’à peine. On s’est rendu compte que l’on avait une sensibilité très proche. Il m’a fait découvrir les travaux du compositeur Sven-David Sandström, il m’a fait découvrir Immortal Bach (1988) de Knut Nystedt qui est une relecture d’un choral de Bach avec justement ce système de voix filées que j’ai articulé de manière différente dans Souveraineté Du Vide. Notre collaboration a été hyper étroite, même humainement, Etienne Ferchaud a été un vrai soutien, on a défendu ce projet tous les deux.
Pour ce qui est de Bartélémy Antoine-Loeff, j’avais l’idée de faire un truc un peu total et il y a un lien évident à l’Islande, Sigur Ros et ses annexes étant pour le coup des influences majeures de ce que je fais, qui ne se retrouvent pas forcément de manière directe mais qui sont plus lisibles sur Amor Infiniti. Je pense à ce chef d’œuvre qu’est Valtari (2012). Avec Barthélémy, on avait envie d’aller plus loin, il a un rapport au minéral et au terrestre qui rejoignait toutes les questions que je me posais. On a travaillé à distance au début et puis j’ai toujours eu un rapport à l’image. J’adore travailler avec les artistes de l’image car tu n’as pas avec eux une discussion de musicien à musicien mais cela fait un bien fou d’utiliser des mots que tu utilises en tant qu’artiste mais qu’en tant que musicien, tu vas jouer une note, tu vas penser de manière pragmatique. Le fait de travailler avec ces gens-là m’apporte du rêve
Benzine : Dans une interview, Etienne Ferchaud dit qu’il sentait dans votre musique en solo une volonté à insuffler une profondeur vocale. Quel chemin vous a amené de vos disques avec Aeris, Sidony Box à cette volonté de plus grand dépouillement qui atteint sa perfection sur Amor Infiniti ?
Manuel Adnot : C’est un truc que j’ai fait juste avant Amor Infiniti, c’est un morceau qui s’appelle Le Rivage Des Ombres, c’est une mélodie uniquement constituée de nappes. Je crois qu’Etienne a vraiment ressenti cet usage proche des voix filées dans mon rapport à la composition dans ces pièces très larges et très étirées avec le Violin. Il y a aussi un morceau de Ueno Park, Eau Claire où il y a juste la guitare nylon. En fait en concert, je jouais avec deux amplis derrière moi et j’enregistrais juste avant de jouer des grosses nappes, des grosses cadences d’accords, des attaques toujours. Je les balançais au pied et à chaque fois, ce n’était jamais les mêmes d’un concert à un autre. Je pense que la base d’Amor Infiniti, de la pensée de notre collaboration avec Etienne Ferchaud, c’était de reproduire ça de manière réelle et corporelle ce truc de nappes que j’avais développé. On avait beaucoup parlé d’Eau Claire avec Etienne car je voulais en faire une version avec chœur mais le projet s’est complètement transformé. J’ai utilisé ce langage là pour le faire de manière totale et unique, on n’a finalement pas voulu faire une nouvelle version de ce morceau-là.
Sur Enez Groae, un autre titre de Ueno Park, il y avait aussi cette idée d’une circulation du son à travers ces quatre guitares qui venaient occuper l’espace. C’est ce que j’aime chez Nico Muhly, ce son d’impact, ce truc un peu obsessionnel, c’est un truc que j’ai essayé de mettre en place je crois sur Iceland Stay Still. Je voulais amener ce projet vers quelque chose de plus rythmique mais je ne voulais pas prendre de risque, je connaissais les chanteurs du chœur, je ne savais pas si je parviendrai à écrire des partitions pour eux sous ce regard rythmique. J’ai plus pensé ces partitions comme un échange d’informations, des réservoirs de notes avec trois phrases qui peuvent dîtes de manière aléatoire à X moment.
Benzine : Jusqu’à présent, vous aviez travaillé des compositions plus directement liées à la guitare. Comment avez-vous abordé ce travail sur la voix ?
Manuel Adnot : Je l’ai abordé de manière très pragmatique, déjà j’ai étudié de nombreuses partitions de musiques pour chœur. J’ai eu la chance de jouer le solo de Uneo Park à New York au Spectrum, j’en ai profité pour aller écouter Eric Whiteacre. Etienne Ferchaud m’a fait découvrir des tas de partitions pour chœur, je les lisais et les analysais, je faisais un vrai travail d’analyse que j’aurai pu faire au conservatoire mais je les ai faits avec cette direction, cette idée de composer aussi pour un chœur. Mon idée c’était que le chœur soit le plus à l’aise possible avec ma partition et que cela ne soit pas exotique. Je voulais un chœur solide, c’est pour cela que je ne voulais pas rajouter trop de difficultés au-delà de ce que je voulais exprimer. Je voulais que les chanteurs puissent s’approprier avec confort la partition. J’ai travaillé sur la sensibilité des timbres, sur la notion de l’articulation et de l’aménagement des voix. Etienne Ferchaud m’a fait découvrir des milliards de pièces, des compositeurs comme Thierry Machuel, toute la scène nordique.
J’ai évidemment lu et je suis allé écouter Arvo Pärt. Etienne m’a appris à flinguer toutes les contraintes techniques comme par exemple cette méthode des voix filées quand vous l’écrivez, vous êtes obligé de penser au souffle. Moi avec ma guitare, je m’en fiche du souffle. Il a fallu penser cela et Etienne Ferchaud m’a aidé à penser cela et à articuler les respirations. Les cadences par exemple sur Souveraineté Du Vide étaient pensées sur une notion de longueur, à la base, elles étaient même plus longues que ce que l’on entend sur le disque, il a fallu penser à des relais de respirations par moment sans s’empêcher de faire exactement ce qui était pensé. Je me suis rendu compte que de composer pour un autre instrument que le sien oblige à penser selon les contraintes de cet instrument-là.
Au début, je chantais tout, toutes les voix une à une et au bout d’un moment, à force d’en lire et d’en écouter, cela devenait quelque chose qui était en moi, que je pouvais jeter sur le papier. Cela a été un long apprentissage mais aujourd’hui cela tient presque du réflexe. Je faisais une heure de déchiffrage puis une heure d’analyse puis j’isolais des difficultés, des cadences intéressantes. Je n’ai étudié que des pièces pour huit voix, Eric Whiteacre utilise cette notion du chœur avec parfois huit voix différentes. J’ai travaillé des démos à partir de voix virtuelles pour voir comment sonnaient ces effets de masse et cela me donnait une idée du timbre. Il y a cette phrase de Maurice Blanchon sur la création qui accompagne le disque qui m’a beaucoup influencé où il dit que l’on n’arrête pas de créer.
Dans ma musique, il n’y a que du corps, Amor Infiniti n’importe qui peut s’y lover et pourtant c’est très pensé. Cela me plait bien de me dire qu’il est facile de rentrer dans Amor Infiniti mais qu’il est par ailleurs accompagné d’une pensée. J’aime bien l’idée d’offrir quelque chose à tout le monde, je crois qu’il y a une dimension féminine dans ma musique depuis longtemps. J’adore l’élégance en musique, la musique de Lully, quelque chose d’un peu précieux et élégant.
Benzine : Cette spiritualité semble chargée d’une forme d’animisme, d’une évocation des paysages. Les îles en particulier semblent essentielles. Votre rencontre avec le Japon a-t-elle été déterminante dans votre approche de la musique ?
Manuel Adnot : Le rapport au Japon mais surtout à la dimension insulaire qui était déjà présent avec Enez Groae sont au centre de mon travail. Je me suis rendu compte qu’il y avait aussi un rapport avec la culture des bains. En Islande comme au Japon, il y avait cette même culture des bains dans les eaux de source naturelle. Je suis allé dans le plus vieux onsen du Japon situé à Osaka, j’ai évidemment un lien très fort avec le Japon car j’y suis allé quatre fois, j’ai vécu et dormi chez des japonais, j’ai finalement assez peu visité mais ce qui m’a touché chez eux, c’est ce rapport à la nature et la montagne.
A Tokyo, ce rapport à l’urbain s’accompagne de parcs à l’extrême quiétude comme Uneo Park par exemple. Ces parcs quand vous êtes occidental, vous pouvez presque les vivre comme des chocs et pourtant, je vis à la campagne mais je ressens cela de manière beaucoup plus forte sans doute augmentée par ce rapport à l’insularité. Il y a un rapport à l’espace qui n’est pas du tout le même que le nôtre, y compris en ville. Ce que j’aimais avec l’île de Groix que je cite dans Enez Groae c’est que c’est plus proche de moi, j’ai de la famille bretonne. Je me rappelle cette phrase de Tetuzi Akiyama qui dit qu’il faut oublier tout, cela représente le rapport des japonais au monde. Je suis très inspiré par la littérature japonaise, Mishima mais surtout Kawabata et son Pays de Neige. Ils ont un rapport différent du nôtre au temps mais aussi à la mort ou la famille.
Je me retrouve beaucoup dans leur perception du monde mais pas par exotisme. Le Japon, pour moi en tant que français, c’est un peu un idéal de pensée mais bien entendu, dans les faits, quand vous vivez là-bas, ce n’est pas la même chose évidemment. Je n’ai pas voulu trop identifier le Japon dans Amor Infiniti, l’Islande y est bien plus présente, le Japon c’est plus par collision. Vous avez au Japon une quiétude directe qui n’est pas à installer et qui n’est pas à aller chercher. J’aime ce rapport à l’eau et au bain qui dit beaucoup de choses de leur environnement. Il y a un rapport conscient à la nature. On s’est retrouvés beaucoup avec Barthélémy dans ce rapport à l’insularité car il travaille justement l’espace.
Benzine : Ce qui semble importer dans la présence des voix et du chœur Macadam Ensemble ce n’est pas le sens des mots chantés mais bien plus leurs sons et leurs émotions. En cela, on peut vous rapprocher encore du travail de Sigur Ros avec cette création d’une langue imaginaire qui vaut d’abord pour sa texture et son émotion pure. Etes-vous d’accord ?
Manuel Adnot : Oui, bien sûr, cela me renvoie à ce que je disais par rapport au titre, Amor Infiniti, cela peut vouloir dire mille choses. D’un point de vue purement pragmatique, j’ai dû travailler la prosodie.
https://www.youtube.com/watch?v=fu3cP3Xx1hg
Prenons par exemple le poème de Magdalena Tworek, Magdalena est une étudiante qui est partie à Reykjavik, elle n’avait sans doute pas la nationalité islandaise à la base. Son poème a été très facile à mettre en musique car c’étaient des mots très simples et très forts, c’était lié à des notions de grandeur. Je rejoins les propos du batteur de Gojira, Mario Duplantier qui dit que quand il joue, il imagine des montagnes énormes et des images d’immensité, il y a un peu la même idée et que presque en tant que musicien peu importe ce qui est dit même si ce n’est pas le cas ici pour Amor Infiniti. J’adorerai retravailler à partir de textes, écrire des mots ne m’intéresse pas mais mettre en musique des textes d’autant plus quand c’est un poème comme avec les mots de Magdalena où il y a déjà un sens du rythme, les mettre en musique et imaginer des évènements sur certains mots, de les mettre en valeur, c’est passionnant.
J’ai beaucoup appris en écoutant les travaux d’Eric Whiteacre qui a mis en musique des poèmes d’Octavio Paz, ce qu’il en fait est superbe et magnifie le travail de l’auteur. J’aime bien cette idée de Jonsi qui a imaginé cette langue qui n’existe pas qui permet une liberté d’interprétation, quelque chose d’offert sans que cela soit une fuite. C’est génial de laisser de la liberté, je trouve cela très généreux.
Benzine : Est-ce qu’Amor Infiniti sera un projet one shot ou comptez-vous poursuivre cette collaboration avec Etienne Ferchaud et le Macadam Ensemble ?
Manuel Adnot : Ce sera plus des questions économiques mais j’aimerai le prolonger mais c’est un projet compliqué à mettre en place. On va continuer à jouer ce projet ensemble, en plus je continue à travailler en famille, je vais relancer Sidony Box. Avec Etienne Ferchaud on a déjà parlé d’un Amor Infiniti II avec sans doute un autre instrumentarium. On parle aussi avec Etienne Ferchaud de monter l’opéra de Missy Mazzoli, Songs From The Uproar The Lives And Death of Isabelle Eberhardt (2012). J’aimerai travailler avec un quatuor avec quelque chose d’encore plus large. J’aime insister sur un projet, un second disque permet de pousser plus loin vos idées. Le rapport entre moi et Etienne est tellement fort que j’ai envie de continuer dans cette démarche, j’ai très envie de faire une série Amor Infiniti, je ne ferai pas quelque chose contre mais plus dans une continuité. J’aimerai qu’Amor Infiniti devienne plus un groupe qu’une suite de disques relevant d’une thématique commune.
Benzine : Ce que l’on sent dans votre travail, c’est une volonté à faire se rencontrer des écritures musicales totalement antagonistes en apparence. Depuis quelques années, les musiciens issus de la scène Post-Rock ou de l’électronique tentent de réunir Musique contemporaine et Pop. Plus près de nous, Olivier Mellano a proposé des relectures de Fauré ou compose des œuvres inspirées par la musique contemporaine. Comment expliquez-vous cette volonté commune à de nombreux musiciens ?
Manuel Adnot : C’est surtout un truc de génération, je fais partie d’une génération qui a eu un accès à la musique qui est incomparable par rapport aux générations d’avant. Quand un mec découvrait Coltrane, il avait un disque, acheter un disque c’était une démarche autre que d’écouter en streaming. J’ai 35 ans et je pense qu’en Jazz ou en musique contemporaine, j’ai eu un accès illimité sans effort. Ma génération est la première de ces générations là à s’être cultivée dans un brassage sans limites et sans chapelles.
Quand j’étais au conservatoire, Internet arrivait, très vite, sans rendre ça commercial, je me suis rendu compte que ce truc de chapelles, d’esthétique, on s’en fout. Chez nous, les musiciens issus du Jazz, il y a un rapport évident de circulation de la musique, on joue avec des musiciens très différents contrairement aux musiciens dans la Pop qui jouent dans les mêmes groupes pendant des années. Cela m’a apporté une véritable ouverture qui me permet d’aimer tout autant un concert de Metal qu’un concert de musique contemporaine ou de Pop, je ne pose même pas la question de tenir compte des frontières entre les genres.
Pour Amor Infiniti, j’ai à disposition tous les langages, la sensibilité que l’on entend sur le disque, on peut aussi bien la jouer en mode Free, avec un chœur de huit voix ou en solo. Tout le langage est à disposition et on peut en faire ce que l’on veut, à chacun d’en faire une force. Ce que j’essaie de faire ne relève pas de la performance ou de la curiosité, pour moi le meilleur exemple de ce que je ne veux pas faire, ce serait cet album de Metallica avec un grand orchestre qui était vendu comme un album de confrontation des genres. Je n’aborde pas la musique ainsi. Cela a été beaucoup de travail mais c’est en fait très simple de travailler de la musique chorale. Pour faire un projet comme Amor Infiniti, il n’existe pas dans le temps de cette notion d’intermittence du spectacle, il n’existe pas dans l’économie d’un musicien aujourd’hui, travailler pendant 3 ans sur un même projet. C’est une vraie question, une véritable interrogation à aller fouiller en tant que musicien, en tant que créateur et en tant que citoyen. Ce temps de 3 ans pour maturer un projet artistique n’existe pas ou plus dans la société dans laquelle on vit.
J’ai réussi à imposer le temps artistique au temps économique et je me suis rendu compte de la complexité de la tâche, cela pose des vraies questions face à la liberté de création pour lesquelles je n’ai pas forcément de réponses.