Quelque soient les circonstances, la parution d’un nouvel album de Bill Callahan est toujours un événement. Que l’américain malaxe des tissus rêches ou qu’il tisse des matières doucereuses, il ne nous laisse jamais indifférent. A peine un an après Shepherd In A Sheepskin Vest, le disque de son grand retour après 5 longues années d’absence, il vient se rappeler à nous avec un objet sonore qui ne ressemble qu’à son auteur. Une zone entre ascèse et confidence rude.
Pourquoi certains artistes nous touchent-ils plus que d’autres ? On ne sait pas toujours le définir et encore moins le traduire. Il y a sans doute autant de raisons qu’il y a de sensibilités ou de personnalités différentes. Ces raisons sont multiples, aussi nombreuses que des empreintes digitales, ces artistes-là s’imprègnent en nous et y laissent des traces. On se reconnaît dans la noirceur allégorique de Nick Cave, dans la fièvre créatrice de Nina Simone, dans les rondeurs d’enfance de Karen Peris. Qu’en est-il alors de Bill Callahan ? Rien ne le prédestinait pourtant à autant d’amour et d’admiration pour sa musique et ses mots car il faut bien l’avouer, jamais il ne nous épargne. Au contraire, Bill Callahan vient gratter là où cela fait mal et là où cela fait écho.
Comme tous les grands cyniques qui se respectent, on entend toujours dans ses chansons, tant avec Smog que sous son seul nom, une douceur qui ne s’affirmait jamais vraiment jusqu’à Shepherd In A Sheepskin Vest. Pourtant, Bill Callahan ne s’embourgeoise pas. Dans ses jeunes années, on n’aurait pas juré de le voir vieillir et atteindre les âges des tempes grisonnantes et des angoisses distancées. Cette patine du temps qui s’installe lentement lui va si bien.
Ce qu’il perd en rage sourde, il gagne en lucidité acerbe.Une fois encore, Bill Callahan incarne chacun des personnages des dix titres de Gold Record, continuant à se cacher (de plus en plus difficilement) derrière chacune des entités. Il ne peut y avoir que Bill Callahan pour commencer ce Gold Record par cette phrase Hello I’m Johnny Cash comme pour mieux s’inscrire dans une forme de parenté avec l’homme en noir.
Tout au long de ce disque en downtempo s’appuyant sur une structure essentiellement acoustique, Bill Callahan travaille sa veine la plus classique comme un retour aux sources, un back to the basics. On se rappelle ô combien l’ex Smog se réclame d’un héritage d’un Mickey Newbury. C’est d’autant plus criant sur Gold Record où le spectre de l’ancien semble traverser toute la scène, un sourire au coin des lèvres en se disant « Il se débrouille bien le petit, il en a fait du chemin depuis ses débuts Lo-Fi. »
I can’t see myself in the books I read these days
Used to be I saw myself on every single page
It was nice to know my life had been lived before
But I can’t see myself in the books that I read anymoreBill Callahan – 35
Le disque accumule les détails derrière une apparence de simplicité et de transparence, comme toujours chez Bill Callahan, rien n’est jamais absolument simple. Ce qui est nouveau sur ce disque, c’est ce côté presqu’enjoué qui irrigue l’album. Il y a aussi chez Bill Callahan un autre être qui émerge, une espèce de créature Dickensienne attentive aux autres, à ses prochains et ce, peu importe leur échelle sociale, leur statut ou l’intérêt d leurs vies. Bill Callahan délaisse le je pour les autres, il raconte l’instant, dramatique, joyeux ou neutre là où il clamait son désespoir d’une voix atone autrefois.
Sur Protest Song, il prend même quelques accents mêlés entre un Mark Kozelek volubile et un Michael Gira hargneux. Il faudra y entendre une belle part d’ironie dans cette période pré-électorale pour les Etats-Unis. Malgré le temps qui passe, Bill Callahan n’est jamais indulgent avec lui-même et les personnages qu’il incarne. Il suffit d’entendre les propos sur The Mackenzies qu’il donne à dire à son personnage enfermé dans sa voiture en panne, inadapté aux autres dans une société américaine où la communauté est la norme et la règle. Bill Callahan se décrit comme celui qui regarde la vie de sa fenêtre, caché derrière son rideau, planqué dans sa solitude. Et si c’était cela la raison de notre attachement ?
A l’écoute d’une chanson comme celle-là, on ne peut s’empêcher de penser au Lou Reed du Magic And Loss (1992) et cette merveille de cruauté qu’est Harry’s Circumcision. Comme Lou Reed, Bill Callahan n’a pas son pareil pour créer une écriture qui ne peut exister sans une notion rythmique, le chant contribuant à fluidifier la narration et à en élargir la dramaturgie.
Bill Callahan n’hésite pas à ré-enregister un des standards de Smog avec Let’s Move To The Country découvert en 1999 sur le sublime Knock Knock. Quel est l’intérêt de se réapproprier un morceau écrit il y a plus de vingt ans ? Peut-être pour se confronter à l’être que l’on n’est plus.
C’est peut-être sur le crépusculaire et merveilleux Cowboy que la présence de l’auteur d’Harlequin Melodies se fait le plus sentir pour cette mélancolie presque soyeuse, pour cette description savoureuse d’un quotidien, pour cette proximité à l’os entre la voix, le mot et l’autre. Il parvient à mélanger un hommage appuyé à Ry Cooder tout en taclant au passage une scène anglaise qui se regarde le nombril.
I travel, I sing, I notice when people notice things
It’s times like these that the forces at work begin considering me
As the link between death and dreams
For some sweet minutes, everyone’s counting on me
To get them homeBill Callahan – As I Wander
En chute de disque, comme pour mieux nous accompagner dans notre retour vers la vie normale, il nous assène ce chef d’oeuvre d’humilité et de sensibilité qu’est As I Wander.
Moins obscur que ses prédécesseurs, Gold Record cache bien des détails comme autant de richesses et de nuances toutes en subtilité, le désespoir s’efface pour mieux laisser l’homme s’exprimer sans fard. Il en faut du courage pour comme Bill Callahan à chaque fois rebattre les cartes d’un jeu brouillé, délaisser le confort pour prendre la tangente. C’est peut-être cela l’une des raisons de notre attachement à l’un des plus grands songwriters en activité. Juste un homme, un homme juste.
Greg Bod