A l’heure où l’excellente maison Monsieur Toussaint Louverture publie le second tome de la réédition en 3 volumes de l’œuvre colossale de Matt Kindt, Mind Mgmt, il est grand temps de faire le point sur… le début de l’histoire.
Une ville africaine où les habitants sont saisis d’une rage meurtrière et s’entretuent ; un vol dont tous les passagers et membres d’équipage sont frappés d’une amnésie soudaine et totale ; une jeune écrivaine auréolée du succès colossal de son premier livre « d’investigation », mais en panne totale d’inspiration, mène l’enquête… Une enquête qui va la mener à des découvertes d’autant plus stupéfiantes qu’elles la concernent directement. Difficile de résister à un tel pitch, non ?
Bien sûr, vous aurez peut-être comme nous une petite crainte en lisant une (heureusement très courte) introduction louangeuse de l’inénarrable Damon Lindelof – ça peut suffire à nous faire refermer immédiatement un bouquin, ce genre de bêtise ! Heureusement, si Matt Kindt explore les même terrains science-fictionnels minés que Lindelof, il le fait avec beaucoup moins de prétention et surtout la capacité de raconter des choses qui tiennent debout : et l’histoire du Mind Mgmt, même si ses constituants sont bien connus – mutants aux super-pouvoirs mentaux terrifiants et agence (gouvernementale ?) ultra-secrète bien déterminée à influencer en douce l’histoire de l’humanité – tient extraordinairement bien la route. Et réussit même à nous paraître constamment originale, et à nous surprendre à chaque nouveau tour de vis donné par l’auteur,… c’est-à-dire à chaque fois qu’il nous lâche une information supplémentaire, ça et là au fil des 350 pages, sur les personnages.
Démarré en 2012 par le jeune auteur américain de comic books, Matt Kindt, couronné d’éloges par la critique mais ignoré par le grand public, Mind Mgmt a été publié en 36 fascicules jusqu’en 2015… et est resté inédit en français jusqu’à ce que le bonne maison Monsieur Toussaint Louverture se lance dans l’aventure de l’éditer en 3 volumes, chacun regroupant donc 12 fascicules, et correspondant à 2 récits « complets » participant à la construction d’une œuvre mentale assez dantesque.
Bien entendu, comme d’habitude avec cet éditeur passionné, la qualité des ouvrages est stupéfiante, mais ce n’est pas ici simplement pour nous offrir un plaisir d’esthète devant de si beaux objets, c’est aussi pour en faciliter (un peu) la lisibilité. Car ce diable de Matt Kindt ne se contente pas de nous raconter son histoire – digne des cauchemars d’un David Cronenberg première époque – de manière classique : il y incorpore des pages de contexte et d’histoire, de petits récits concernant des personnages de la saga, construisant tout un corpus narratif qui va peu à peu faire sens, et fournir les clés de la fiction. Mieux, il utilise l’espace à gauche des pages pour y inscrire des instructions, des informations d’apparence anodine qui vont d’un coup interférer avec la lecture (dans le premier « récit », le meilleur de ce premier tome…), ou pour offrir la lecture d’un texte d’abord mystérieux dont nous ne comprendrons l’importance qu’à la toute fin (dans la seconde « récit »). C’est intellectuellement très fort, et formellement assez audacieux…
… Mais c’est aussi fatigant, et pour les yeux (gros effort de lecture) et pour les bras (on n’arrête pas de retourner le livre pour pouvoir tout lire). Et, comme la critique américaine l’a amplement souligné à l’époque, le graphisme pour le moins euh… « simpliste » de Kindt ne sera pas de tous les goûts. Pas toujours très lisible, en particulier dans les cènes d’action, ce dessin presque primitif contribue à la singularité de Mind Mgmt, en en faisant une œuvre profondément trompeuse, et par là-même assez perturbante.
Dessiné et conté de manière traditionnelle, Mind Mgmt aurait très certainement été un énorme triomphe populaire. Dans l’état, c’est un livre dont la lecture épuise autant qu’elle fascine, et donc un plaisir qui se mérite. Le méritez-vous ?
Eric Debarnot