Charlie Kaufman adapte le roman de Iain Reid tout en préservant ses thématiques et creusant ses obsessions : en résulte un film étrange qui séduit dans sa première heure, puis ennuie dans sa deuxième.
Grand tripatouilleur de l’âme humaine, de l’état dépressif chronique et des atermoiements conjugaux, Charlie Kaufman, depuis les succès de Dans la peau de John Malkovich et Eternal sunshine of the spotless mind dont il écrivit les scénarios tordus, est devenu une sorte de valeur sûre dès qu’il s’agit d’explorer, de façon délirante et profondément intrinsèque, les névroses existentielles de l’homo sapiens. Michel Gondry et Spike Jonze ont doublement profité de ses folies scénaristiques (deux films chacun), avant que Kaufman, comme un grand, ne décide lui-même de les mettre en scène avec Synecdoche, New York en 2008.
Pour son troisième long métrage, il adapte à sa sauce le roman de Iain Reid Je sens grandir ma peur dont les thématiques rejoignent finalement les siennes. Soit Lucy, une jeune femme s’interrogeant sur sa relation naissante avec Jake (avec qui elle hésite à rompre), et dont les incessants questionnements vont accompagner le voyage vers une ferme isolée où vivent les parents de Jake qu’elle va rencontrer pour la première fois. D’emblée, on sent qu’il y a du subterfuge dans l’air : le point de vue du film, de fait, ne serait pas celui de Lucy (comme le suggère la voix off) mais bien celui de Jake, et la supplique désespérée du titre initial (I’m thinking of ending things) est donc celle d’un homme arrivée à la fin de sa vie repensant à ces choses qui ont disparu (ses parents, sa maison d’enfance…) et à celles qu’il n’aura pu accomplir (sentimentalement, socialement…).
Le film serait la rêverie d’un homme à sa fenêtre, ou dans sa voiture sous un tas de neige. Un homme qui voulait devenir chimiste, ou physicien, ou peintre, ou cinéaste peut-être, et qui ne sera que l’homme à tout faire du lycée du coin, anonyme et seul ; un homme qui «se sent invisible». Kaufman observe Jake, par le biais de Lucy, cette hypothétique girlfriend qu’il n’aura jamais et qui change de prénom et de profession selon les scènes, ressasser le souvenir de ses parents, le temps qui passe et le regret d’une existence marquée par l’échec. Mais puisque l’on est chez Kaufman, tout cela va se transformer en dinguerie tantôt loufoque, tantôt cauchemardesque. Construit en quatre blocs séquentiels (trajet aller en voiture, dîner dans la maison des parents, trajet retour en voiture, final dans le lycée), le film entend progressivement glisser vers une étrangeté propre à la divagation où tout (dans le sens tout ce qui fait, ou faisait, Jake) finit par s’entremêler à l’écran.
Problème : si la première heure séduit par ce ton décalé qui sied si bien aux déraillements narratifs de Kaufman, la suite (le film dure 2h15) tourne à vide à force d’accumuler dissonances, bizarreries et mises en abîme jusqu’à la rupture. Ce trop de singularité finit par lasser, pire, par ne plus surprendre (même le final, pourtant en roue libre totale, laisse complètement de marbre et, il faut l’avouer, à ce stade du film, on a «juste envie que ça se termine»), donnant l’impression que l’intrigue ne parvient pas (plus) à avancer, coincée dans une logique toute kaufmanienne à vouloir dérégler sans arrêt et à tout prix le réel comme l’imaginaire.
L’émotion et la tendresse que dégagent Jessie Buckley (découverte dans Jersey affair) et Jesse Plemons (sorte de nouveau Philip Seymour Hoffman en devenir) ne suffisent pas (plus) à conjurer l’ennui ferme. Et la superbe photographie de Łukasz Zal, directeur photo attitré de Pawel Pawlikowski (Ida, Cold war), ne suffit pas (plus) à raviver un semblant d’intérêt. Et la mise en scène inspirée de Kaufman, qui use d’écarts et de délires poétiques à la Gondry et à la Jonze, ne suffit pas (plus) à combler un scénario qui paraît ne pas (plus) savoir quoi dire au bout d’une heure, réduisant les errements introspectifs de Jake, et alors qu’ils savaient nous toucher d’une douce mélancolie, à une longue rumination dont on se sent, hélas, extérieur.
Michaël Pigé