Les new-yorkais d’Elysian Fields poursuivent une odyssée entamée voici déjà 25 ans avec Transience Of Life, un album concept, parfois nébuleux, souvent ombrageux et toujours bipolaire. Aventureux comme au premier jour, Jennifer Charles et Oren Bloedow s’emparent des poèmes anciens de Cao Xueqin, auteur du 18e siècle chinois.
A quel point peut-on transcender le son que l’on travaille depuis des années, jusqu’à quel point peut-on se sortir des zones dans lesquelles on a l’habitude de naviguer ? Comment peut-on détruire les clichés, les fausses images ou les raccourcis que l’on nous colle à la peau ? Peut-être en se refusant à la tiédeur.
Jennifer Charles et Oren Bloedow, membres fondateurs d’Elysian Fields en cumulent quelques clichés. Une noirceur à la fois romantique et souffreteuse, une sensualité lourde de promesse à l’image des postures de diva de leur chanteuse. Même si longtemps, Jennifer Charles a joué avec la fièvre, il ne faudrait pas voir dans la musique d’Elysian Fields un appel à nos seules pulsions. Depuis toujours, les deux travaillent une matière où se rencontrent poésie, choix esthétique et humeurs vagabondes. Elysian Fields n’a jamais fait de disque frileux, chacun des albums qui constitue la discographie s’avérait être une nécessité pour les deux créateurs. Ce qui est certain, c’est qu’il était bien difficile de les dissocier d’une scène new-yorkaise qui courait des spectres du CBGB en passant par The National ou Interpol. Ils structuraient leurs chansons autour de rythmes sulfureux, sombres et parfois torrides.
Même si chaque disque était différent des autres, ils se répondaient les uns les autres, mettant en avant parfois le travail de composition d’Oren Bloedow, parfois s’appuyant sur le charme magnétique de Jennifer Charles. La dame prenait alors des allures de vamp ou de femme fatale, de veuve noire qui tisse sa toile pour mieux vous dévorer. Imaginez une Hope Sandoval débarrassée de ses penchants autistiques. Entre relents Jazz, ballade mélancolique ou séisme Rock, Elysian Fields n’était jamais vraiment là où on les attendait, jouant avec l’évanescence et l’évaporation. On se rappelle bien sûr des collaborations de Jennifer Charles avec Dan The Automator le temps d’un Lovage Music to Make Love to Your Old Lady By (2001) ou encore avec Jean-Louis Murat pour A Bird On A Poire (2004). Toutes ces respirations extérieures ont permis au groupe de se renouveler et de trouver de l’air pour leur permettre de maintenir une vitalité créative.
Transience Of Life est également né d’une collaboration ou plutôt des suites d’une collaboration. En 2014, le metteur en scène Jim Findlay demande à Jennifer Charles de travailler autour des textes du poète chinois Cao Xueqin considéré un peu comme le Shakespeare oriental. Faisant appel à Oren Bloedow pour venir à bout de ce challenge, les deux s’investissent totalement dans l’univers du romancier au point d’y trouver une multitude de points communs avec les interrogations et obsessions d’Elysian Fields. Bien après avoir terminé ce travail avec Jim Findlay, le duo se dit qu’il y avait sans doute encore de quoi fouiller dans les mots de Cao Xueqin. Sans même sans rendre compte, ils se retrouvèrent vite avec de quoi constituer un album à proprement parler.
Jennifer Charles travaille la tonalité de sa voix pour en faire sortir des atouts que l’on ne lui connaissait pas encore, il ne faudrait pas oublier que la dame a étudié le chant classique indien, cela s’entend d’ailleurs sur ce disque caractériel. Caractériel à comprendre comme un album qui aurait du caractère, une personnalité, une nuance d’humeurs différentes.
Teinté d’électronique, le début de Transience Of Life pourra dérouter avec ses structures mouvantes, pas toujours aisées à suivre à l’image du superbe Prologue To A Dream Of Red Mansions en ouverture, véritable invitation à se laisser aller, à oser le lâcher-prise. Ne tombant pas dans le piège d’un orientalisme de pacotille à coups de Koto et de chiniaiseries, Elysian Fields concocte des chansons qui ressemblent plus à des mantras ou des supplications comme ce Transience Of Life ou Vain Longing. Sur Spurned By The World, Jennifer Charles prend même des habits autrefois portés par Nico. Il faudra prendre Separation From Dear Ones comme une respiration Pop, rencontre possible entre les Cocteau Twins et Xmal Deutschland. Respiration Pop prolongée par le magnifique et langoureux An Outsider Undeserving Of Love.
Transience Of Life assume pleinement les ruptures à l’image de l’ombrageux et déroutant mais aussi très Rock Sorrow Admist Joy quand A Life Misspent ranime le côté le plus sombre d’Elysian Fields. Mais là où le duo est le meilleur c’est souvent dans ces conclusions. Là où nombre d’artistes soignent leur introduction avec logique (après tout la première impression est toujours celle que l’on retient à la fin), Elysian Fields titille notre frustration en convoquant la beauté à l’état pur sur les trois derniers titres du disque. S’emparant avec justesse de The Indifference Of Heaven de Warren Zevon, les deux se transcendent sur les superbes Union Of Enemies et surtout The Birds Scatter To The Wood. Aidés dans leur démarche par le producteur Thomas Bartlett, ils signent peut-être l’un des plus beaux albums de leur carrière. Un disque vaporeux, aux structures complexes et à tiroirs, fébrile et généreux.
Greg Bod
Elysian Fields – Transience Of Life
Label : Microcultures Records / Kuroneko
Sortie le 4 septembre 2020