« Blackberry », une parenthèse bucolique dans la discographie de Peter Broderick

Peter Broderick sort un album surprise. Surprise c’est certain, tant les compositions de l’américain semblent métamorphosées. Là où il nous englobait souvent dans un spleen doucereux, il verse sur Blackberry dans un Folk juvénile presqu’hilare qui n’oublie pas de nous émouvoir.

peter broderick
© Aoife Light

N’y a-t-il rien de plus ridicule que de refuser à un artiste de vouloir évoluer et de s’extraire de sa rage adolescente ? N’y a-t-il rien de plus imbécile que de ne pas tolérer qu’un musicien soit un être comme les autres qui avance, grandit et mûrit, parfois se contredit ? Pourquoi toujours vouloir enfermer un individu dans le premier disque qui a provoqué notre amour et notre admiration à son égard ? Créer, c’est se laisser porter par l’envie et naviguer à la clarté des étoiles. Créer c’est jouer avec le hasard, la réussite et l’échec.

Peter Broderick l’a bien compris. Restant toujours à la marge, à distance d’un réel succès.Il a creusé jusqu’ici une veine plutôt mélancolique, parfois instrumentale et plutôt orientée néo-classique, le sublime Float (2008) restant à ce jour son oeuvre la plus aboutie et peut-être même son chef d’oeuvre. Américain originaire de l’Oregon, il passe désormais la plus grande part de son temps sur le vieux continent, et pour cause le monsieur s’est marié en 2016 avec l’irlandaise Brigid Mae Power, elle aussi musicienne. Il faudra peut-être comprendre cet apaisement, voire cette jovialité nouvelle dans les compositions de Broderick dans ce nouvel apprentissage de la vie maritale et de la paternité. Là où parfois certains de ses disques pâtissaient parfois d’un certain maniérisme et d’une préciosité un peu vaine, ici il se déleste du superflu et gagne en transparence mais aussi en profondeur. Tout au long de Blackberry, ce disque changeant aux métamorphoses dignes d’un Ovide, Peter Broderick nous surprend. Dès Stop And Listen, il s’éloigne de ses œuvres anciennes avec des accents au cousinage pas si lointains des bricoleurs oniriques de Tunng. Comme Sam Genders et Mike Lindsay, il partage une indécision qui lui interdit de distinguer joie et mélancolie, de les scinder. S’en dégagent alors des chansons à la fois crépusculaires et solaires.

L’autre chose absolument remarquable sur Blackberry c’est cette forme de libération dans son chant, on connaissait le potentiel vocal de Peter Broderick mais ici il semble tout tenter. On y entendra parfois un Eden Ahbez sur l’énigmatique et apatride What Happened To Your Heart, un Chet Baker encore jeune sur le sublime The Niece.

« It started with that storm over the sea
Without it we may never have met
But once I planned a future crossing it was all set
Though I didn’t know just yet
I would soon give my heart to a woman »

Peter Broderick

Sur Blackberry, Peter Broderick tente une symbiose particulièrement réussie entre les folklores de l’Europe et ceux de son pays natal ; Prenez la présence d’un violon qui passe son temps à hésiter entre terres vertes d’Irlande et orientalisme désuet. On verra aussi sans conteste un rapprochement à faire avec une des plus belles voix de la Pop actuelle en la personne de John Grant (The Czars). Avec Ode To Blackberry, il combine avec intelligence vieux chant des temps passés et expérimentations minimales. Sa collaboration avec David Allred sur Find The Ways (2017) a sans aucun doute nourri ce disque à la douceur toute bucolique. Dans cette mélancolie lumineuse, on se rapproche des travaux du trop méconnu Barzin, le superbe et perturbé Let It Go avec sa lente progression rythmique toute en tension jusqu’à un final en pointillés, on entend les mêmes suggestions impressionnistes que chez le canadien.

A friend once said
“If a soul is anything, perhaps a soul is a voice”
And soon enough that smile gave way
To a sound that left me no choice

Peter Broderick

 

Il ne faudra pas oublier de citer les paroles fines, parfois ironiques, souvent tendres, peignant un quotidien tranquille et paisible. N’hésitant pas à s’appuyer sur des textes se donnant la durée pour installer leurs réflexions, on imaginerait aisément Peter Broderick se laisser tenter par l’envie d’une écriture plus littéraire voire d’un livre. Il a ce talent de réussir en quelques formules à poser la vérité d’une scène,on entre même parfois concrètement dans son intimité. Au terme de What’s Wrong With A Straight Up Love Son, on y entend la voix de son fils qui vient lui demander l’orthographe d’un mot, un instantané de vie capté malgré lui, assurément la chose n’était pas prévue. Mais cela donne au disque un côté encore plus empathique, une invitation que l’on ne peut refuser d’un ami proche. Et de faire un éloge du végétarisme le temps d’un Wild Food à la fois enfantin et éminemment mature. Et si Peter Broderick prolongeait ce travail en proposant des disques à un public enfantin ?

 

On sent bien que Blackberry est un disque récréatif, peut-être une parenthèse dans la discographie de Peter Broderick mais ce n’est jamais un album au rabais. Souvent ce sont dans ces œuvres mineures que l’on perçoit la genèse de disques majeurs. Assurément si l’âme devait avoir une voix, elle pourrait prendre les traits tendres de Peter Broderick.

Les citations de Peter Broderick sont des extraits de sa chanson What’s Wrong With A Straight Up Love Son. 

Greg Bod

Peter Broderick – Blackberry
Label : Erased Tapes Records
Sortie : 28 août 2020