Entre littérature et cinéma, Carnets d’enquête d’un beau gosse nécromant se présente comme un polar classique mais (d)étonnant sur la forme par une autrice jeune, venue du web. Pour passer un bon moment.
Matin calme
De la Corée, on connaît surtout son cinéma. De sa littérature, on ne connaît pas grand-chose alors qu’elle est riche, abondante et largement traduite en français – chez des éditeurs spécialisés ou dans des collections spécifiques chez des éditeurs généralistes (voir le site keulmadang par exemple). Du polar coréen, encore moins – malgré quelques traductions quand même. Réjouissons-nous donc que les éditions Matin Calme aient décidé de combler ce manque. Carnets d’enquête d’un beau gosse nécromant de Jung Jae-Han fait partie de ce projet.
Chamane high tech, corruption et histoire d’amour
Ces carnets d’enquête sont ceux d’un chamane sans don chamanique particulier. S’il prédit l’avenir, c’est avec l’aide de sa sœur – informaticienne surdouée, une hackeuse qui a travaillé pour le FBI – et de son équipe d’enquêteurs qui fouillent leur vie privée. Alors qu’il part à la recherche d’un fantôme – en espérant refourguer à bon prix un sortilège –, il tombe sur un cadavre qui le conduit de fil en aiguille à une affaire de corruption à grande échelle qui implique une autre chamane, des adolescentes qui veulent devenir des stars de la pop, des industriels et des hommes politiques aux fantasmes sexuels assez sales. Une histoire complexe donc – comme la réalité, puisque c’est inspiré d’une histoire vraie. Une histoire qui nous fait rencontrer plein de beau monde. Du monde ayant pignon sur rue et qui aurait pu continuer ces petits jeux sans l’intervention de notre chamane, de sa sœur de son équipe, et aussi d’une policière, jeune, ambitieuse et casse-cou – du genre à grimper sur les murs et à faire des cabrioles de dizaines de mètres au-dessus des toits. Et qui tient plutôt bien l’alcool. Comme le chamane d’ailleurs – qui aime aussi les fringues de luxe, la nourriture raffinée. Ce qui leur fait un point commun et qui leur permettra de boucler l’enquête. Et de fêter ça autour d’un verre – enfin, de pas mal de verres qui semblent laisser penser que quelque chose va se passer entre le beau gosse nécromant et la flicesse casse-cou. Pour le prochain volume, sûrement.
Taillé pour le cinéma
Parce qu’il y aura un prochaine volume. Jung Jae-Han a en effet obtenu le prix Kakao – kakao talk est une appli de communication et d’échange de fichiers très célèbre en Corée – pour ce roman. Un succès donc. Qui en annonce d’autres … les droits ont déjà été achetés par la société de production de cinéma AD406 – qui est derrière, entre autres, l’excellent “The Witness” sorti en 2018. Pas une surprise puisque, comme le dit le communiqué de presse Carnets d’enquête d’un beau gosse nécromant, est “clairement taillé pour le cinéma”.
Clairement. C’est un euphémisme. Le roman a l’air d’avoir été écrit pour le cinéma. Pré-découpé en plans et séquences, le roman est quasiment prêt pour le ou les scénaristes qui vont travailler dessus. Défaut ou qualité ? Je ne sais pas. Ce qui est certain, c’est que cela rend la lecture simple, agréable et dynamique. Ce qui est certain également, c’est que Jung Jae-Han a un talent évident pour écrire pour le cinéma. Elle alterne les plans courts et longs, d’intérieur et d’extérieur, d’action et de dialogues avec habilité. On peut attendre le film pour voir ce que cela donnera. Si on aime la littérature, on pourra se contenter du roman !
Une écriture “hyper-réaliste”
Cette écriture ou de pré-écriture pour le cinéma – que je ne qualifierai toutefois pas de cinématique – ne se laisse pas voir que dans le découpage du roman. Jung Jae-Han a clairement un style taillé pour le cinéma. La quatrième de couverture nous parle d’“écriture hyper réaliste”.
Hyper réaliste ?
Peut-être est-ce à cause des cheolkeok, peok !, budeulbudeul, kaaaaak !, cheolkong, tak, tok tok, piiiiik, tiriring, tting, ppaaaang, jjalkak, kkik, ttubeok ttubeok, uuk, tchiiiiik, chijik, kwang, syu-uk, chiik, tang !, kaaak !, tuk, breureureu… c’est agaçant ? Marrant – ce côté BD décalé. Et intriguant – budeulbudeul ??? Mais, rassurez-vous, cela ne revient qu’une fois par page ou toutes les deux pages.
Ou alors, cet hyper-réalisme renvoie à une sorte de style behavioriste qui évite autant que faire se peut de rentrer dans la psychologie des personnages et qui n’utilise que peu d’adjectifs qualificatifs. Tout est en effet parfaitement expliqué, cadré, précisément décrit. On sait où sont les personnages, ce qu’ils font, où ils sont, ce qu’ils boivent et ce qu’ils mangent – qui, par parenthèses, a l’air fort bon –, comment ils sont habillés, où ils vont etc. Clairement, Jung Jae-Han a mâché le travail de AD406 et de leurs scénaristes. Et le lecteur pourra avoir l’impression d’être un peu trop pris par la main. Mais sera certainement curieux de voir le film qui en aura été tiré.
Réinventer le roman contemporain
Quelque soit le plaisir de lecture qu’ils procurent, ces Carnets d’enquête d’une beau gosse nécromant posent la question de l’écrit, du livre, de la littérature dans ce monde de technologie et de virtuel dans lequel nous vivons. La quatrième de couverture – encore – nous dit que Jung Jae-Han “appartient à cette nouvelle vague de web-auteurs feuilletonistes qui réinventent le roman contemporain”… Ambitieux. Écrire au 21e siècle comme Flaubert ou Tolstoï, Proust ou Dostoieveski, Lezama Lima ou García Márquez, n’est certes plus souhaitable. Peut-être même plus possible. Peut-on encore envisager une littérature qui se perd dans des phrases longues et riches, sophistiquées et méandreuses pendant des dizaines de pages ? Une littérature dans laquelle le romancier étale les humeurs et états d’âmes de ses personnages ? Fante (père et fils), Bukowski , Kerouac et bien d’autres sont passés par là. Des auteurs de polars aussi – Manchette, bien sûr pour ne nommer que lui. Donc, oui, réinventer le roman. A ce point ? C’est une question de goût.
Alain Marciano