On attendait le 3e album de IDLES avec autant d’espoir que de crainte, tant les enjeux paraissaient élevés pour l’un des groupes les plus politiquement engagés et les plus populaires de notre époque. Ultra Mono s’avère heureusement l’album radical que l’on appelait de nos vœux.
« We aim for our music to be a window onto us and a mirror onto you, a form of truth or transparency. At the eye of the storm of our last album and at the start of writing Ultra Mono there was a sense of losing that truth » (« Nous voulons que notre musique soit une fenêtre sur nous et un miroir sur vous, une forme de vérité ou de transparence. Alors que nous étions dans l’œil de la tempête de notre dernier album et au début de l’écriture d’Ultra Mono, il y avait chez nous un sentiment de perdre cette vérité… »).
« C’est la guerre ! »
Cette première phrase, pleine de doutes, de la longue déclaration d’intention accompagnant la sortie du troisième album de IDLES (un groupe qui est devenu ces deux dernières années l’un des plus fiers flambeaux du Rock actuel) prouve bien la pression qui s’exerce désormais sur Joe Talbot et son gang. Après un démarrage de « carrière » foudroyant avec le finalement très classique Brutalism et une large reconnaissance publique et critique grâce à un second album (Joy As an Act of Resistance) un peu inférieur mais marquant clairement un territoire politique et musical passionnant, le temps était maintenant venu de confirmer si IDLES ne serait qu’un feu de paille ou bien au contraire s’établirait pour longtemps dans le paysage musical contemporain.
Et dès l’intro radicale de Ultra Mono, on comprend que IDLES, en ces temps de pandémie paralysante et de montée asphyxiante des idées réactionnaires, voire souvent franchement fascistes, n’est pas là pour rigoler : c’est la Guerre ! « This Means War. Anti-War /… / We’re Dying for the Stone-Faced Liars » (War). Et durant la totalité de Ultra Mono, IDLES ne va jamais baisser la garde, ne va pas laisser tomber la pression, transformant ce troisième opus en un incroyable rouleau compresseur…
… Qui ne va pas être du goût de tous, assurément, et certaines premières critiques déplorant que le groupe aille aussi loin dans la répétition de ses thèmes politiques et de ses « mécanismes » musicaux montrent que Ultra Mono sera probablement le disque qui séparera ceux qui ont compris IDLES et les autres. Mais musicalement, justement, Ultra Mono démontre que le groupe continue à construire son style, qu’il s’est détaché de ses racines punk rock classique, et qu’il sait chercher désormais jusque dans la dissonance, voire l’expérimentation, de nouvelles manières de s’exprimer. Et que sa musique peut occasionnellement prendre une véritable ampleur lyrique, qui évoquera la beauté noire d’un Nick Cave (A Hymn).
« Race modèle, haine modèle, village modèle… »
Alors, oui, il est vrai que, pour la première fois, Joe Talbot semble avoir perdu un peu de son sens de l’humour. Il est vrai aussi que Ultra Mono ne contient aucun titre fédérateur comme Danny Nedelko a pu l’être, mais, à l’inverse, il ne présente aucun « coup de mou » dans sa deuxième partie comme son prédécesseur : il maintient une constance et une excellence étonnantes dans la rage et la colère du début à la fin. Kill Them With Kindness a quand même un refrain très convaincant, tandis que l’accrocheur Model Village peut être pris comme une relecture désespérée, bien de notre époque, des textes acides de Ray Davies sur une Angleterre éternellement confite dans son conformisme, une Angleterre qui a, de manière dramatique, basculé dans la haine de l’étranger : « They ain’t too friendly in the village / There’s a tabloid frenzy in the village / He’s not a racist but in the village / Gotta drive half cut in the village / Model low crime rate in the village / Model race model hate model village / Got my head kicked in in the village / There’s a lot of pink skin in the village… » ( « Ils ne sont pas trop amicaux dans le village / Il sont fous des journaux à sensation dans le village / Ils ne sont pas racistes mais dans le village / Je dois conduire à moitié planqué dans le village / Il y a un faible taux de criminalité modèle dans le village / Race modèle, haine modèle, village modèle / Ils m’ont éclaté la tête dans le village / Il y a beaucoup de peau rose dans le village… »).
L’engagement emblématique de IDLES contre le machisme et les abus de la masculinité reste entier dans le très clair Ne Touche Pas Moi, au français bricolé : « Ne Touche Pas Moi / This Is My Dance Space / Consent !!! / Consent !!! ». Leur colère contre nos politiciens est encore plus aigüe, et Carcinogenic a tout d’un programme pour nos prochaines manifestations : « Working people down to the bone on their knees / 9-5 every day of the week is carcinogenic / Getting minimum wage whilst your boss takes a raise / As he lies through his brand new teeth is carcinogenic / Over-working nurses and teachers / Whilst you preach austerity is carcinogenic » (« La classe ouvrière sur les genoux / bosser de neuf heures à cinq heures tous les jours de la semaine, ça c’est cancérigène / N’obtenir que le salaire minimum pendant que votre patron s’offre une augmentation / et la manière dont il ment à travers ses dents toutes neuves, ça c’est cancérigène / Des infirmières et des enseignants surmenés alors que vous prêchez l’austérité, ça c’est cancérigène… »).
« Qu’est-ce que ça fait d’avoir gagné la guerre dont personne ne veut ? »
Les hurlements à la fin du terrible Anxiety (« Our government hates the poor / Cold leaders, cold class war / Keeping drugs you can’t afford/ So the poor can’t buy the cure » / « Notre gouvernement déteste les pauvres / Les dirigeants froids, la guerre froide des classes / Avec des médicaments que personne ne peut se permettre / Pour que les pauvres ne puissent pas se soigner ») nous ont semblé parmi les moments les plus orgasmiques à date offerts par IDLES. Mais c’est l’ex-tra-or-di-nai-re Reigns, sommet absolu de l’album, qui voit IDLES confirmer leur incomparable grandeur : « How does it feel to have blue blood coursing through your veins? / Huh? / Pull on my reigns / … / How does it feel to have shanked the working classes into dust? / How does it feel to have won the war that nobody wants? » (« Qu’est-ce que ça fait d’avoir du sang bleu qui coule dans vos veines ? / Hein ? / Tirez sur mes rênes (règnes) /… / Que ressentez-vous d’avoir jeté les classes populaires dans la poussière ? / Qu’est-ce que ça fait d’avoir gagné la guerre dont personne ne veut ? »). Le niveau de violence qu’atteint IDLES à cet instant coupe littéralement le souffle, et nous permet sans crainte d’affirmer non seulement que IDLES est bien l’un des groupes les plus pertinents de cette décennie (au moins !), mais aussi que Ultra Mono est leur meilleur album à date, ce qui n’est pas rien.
Bien sûr, tout cela sera vérifié, et confirmé sans aucun doute lors de la prochaine tournée de IDLES, … après la fin du monde,… s’il y a un après ! Mais on a très hâte de hurler avec Joe sur The Lover : « I want to cater for the haters : eat shit ! / Eat shit ! / Don’t it taste good? » (Je veux m’occuper des « haters » : mange de la merde ! / Mange de la merde ! / Ça n’a pas bon goût ?).
Et la déclaration de Joe Talbot de se conclure par ces mots : « We hope that you feel a sense of strength and purpose from listening to Ultra Mono. It is meant to fill you with the violence, love and the rhythm of now. » (« Nous espérons que vous ressentirez un sentiment de force et de détermination en écoutant Ultra Mono. Il est destiné à vous remplir de l’amour, de la violence et du rythme du présent. »).
Oui, Joe, pas de souci, mission accomplie !
Eric Debarnot