Sorti le même jour que la déclaration de guerre de IDLES, Blue Hearts, le nouveau Bob Mould, semble en être une version américaine : même colère, même énergie, même volonté de mener un combat sans merci contre le Pouvoir et le Mensonge et, heureusement, même talent pour écrire des chansons.
Quand on pense qu’il y a à peine plus d’un an, alors que le nom de Yuhan ne signifiait rien de particulier pour la majorité d’entre nous, Bob Mould publiait Sunshine Rock, un album ensoleillé, presque joyeux, on a du mal à y croire, surtout de la part d’un pessimiste / réaliste aussi obstiné que l’ex-co-leader de Hüsker Dü…
Finalement, Blue Hearts est un retour de Bob Mould au principal moteur de son inspiration : la colère. Parce que, en septembre 2020, il y a plus de raisons d’être en colère que jamais, entre l’impact de la pandémie sur nos libertés individuelles, la montée des politiques réactionnaires à travers le monde, et, peut-être le plus grave, l’accélération de la dégradation de notre environnement, remettant radicalement en question la survie même de notre espèce.
Heureusement la colère reste l’une des sources les plus fécondes de création artistique, particulièrement dans le Rock, même si la conception de la fonction sociétale de la musique qui était à la base de Hüsker Dü n’est plus vraiment « à la mode » aujourd’hui : Mould ne s’intéresse que peu à l’aspect divertissement de sa musique, ce qui a toujours limité son succès commercial. Pourtant, et l’écoute de Blue Hearts le confirme brillamment, Mould est – presque malgré lui, a-t-on envie de dire – un mélodiste, animant intuitivement ses brûlots hardcore les plus assourdissants d’un cœur battant, d’une vie qui repousse les limites potentielles d’une musique aussi « radicale ».
Affichant 14 morceaux en 35 minutes, Blue Hearts répond évidemment aux standards d’un vrai disque « punk », mais débute inhabituellement par un morceau acoustique, Heart on My Sleeve, magnifique, où le chant torturé de Mould peut même rappeler aux nostalgiques la colère d’un jeune Costello (« And we’re going to war / and we’re going to die… »). La suite est, sans plus de surprise, un enchaînement effréné de treize brûlots sans aucune concession, à un rythme infernal que peu de groupes de « petits jeunes » sauraient tenir. Au milieu de cette orgie sonore susceptible de faire fuir les plus fragiles d’entre nous, mais qui comblera ceux qui croient encore au pouvoir de la musique INTRANSIGEANTE, on remarque le single American Crisis, un règlement de comptes furieux avec toute la clique au pouvoir aux USA qui mène le pays et le monde à sa perte. Après avoir rappelé la perte de beaucoup de ses amis décimés par le SIDA à une époque où le pouvoir américain ne se souciait aucunement des « pédés », Mould sort les gants de boxe : « Here’s the newest American crisis / Thanks to evangelical ISIS / People suffer in the streets each day / While you take a little change / From the offering tray / It’s another American crisis / You can see how the lives divide us/ World turning darker every day / In a fucked up USA » (« Voici la dernière crise américaine / Merci à l’EI évangélique / Les gens souffrent dans les rues chaque jour / Pendant que vous, vous prenez un peu de monnaie / Dans plateau de la quêté / C’est une autre crise américaine / Vous pouvez voir comment les vies nous divisent / Le monde s’assombrit chaque jour / Dans des USA complètement baisés… ». Et de conclure par une phrase qui fait totalement écho aux dernières colères piquées par IDLES : « You’re one of us / Or one of them / If you’re one of them / Don’t come near me… » (« Vous êtes l’un de nous / Ou bien l’un d’entre eux / Si vous êtes l’un d’entre eux / Ne vous approche pas de moi… »).
Mais Bob Mould est, on le sait, aussi un homme intelligent, qui met en perspective son engagement politique avec les événements de sa propre vie, et qui sait bien que les slogans, même les plus efficaces, ne valent jamais l’expression honnête de doutes pertinents (et impertinents). « Almighty spirit, so high upon Your holy throne / I have a question so simple to answer, won’t take long / This love thy neighbor thing, does it apply to all mankind? / Or only those who fit neatly inside Your narrow lines? » (« Esprit tout-puissant, assis si haut sur ton trône sacré / J’ai une question si simple à te poser, cela ne prendra pas longtemps / Cet amour de ton prochain que tu prêches, s’applique-t-il à toute l’humanité ? / Ou seulement ceux qui s’intègrent parfaitement à l’intérieur de tes lignes si étroites ? », s’amuse Bob sur Forecast of Rain, avant de poser la question qui nous fait mal, à nous ici en France en ce moment : « Is This Blasphemy? »… puisque « My truth is different than your distortions and disguised interpretations twisting the words of ancient times » (« Ma vérité est différente de vos distorsions et interprétations travestissant et déformant les mots des temps anciens »).
Lorsque Blue Hearts se referme sur un The Ocean, seul titre dépassant les trois minutes, qui prend le temps sur un tempo moyen (!) de développer un paysage électrique qui évoque Hüsker Dü, il n’est pas sûr que le vétéran du punk hardcore ait gagné de nouveaux fans, malgré la grande lisibilité de ces titres, qui se soucient clairement, derrière leur violence, de communiquer avec nous. Beaucoup de gens, habitués à (intoxiqués par ?) des musiques qui nous caressent dans le sens du poil (du portefeuille ?), s’effraieront certainement devant le boucan que fait cet album (TO PLAYED AT MAXIMUM VOLUME !!!, comme on disait autrefois…). Les autres seront rassurés : la lutte continue, et les prêcheurs de haine, d’inégalité et de division n’ont pas encore gagné la partie.
Eric Debarnot