Le trio constitué par les canadiens Nicholas Krgovich, Joseph Shabason et Chris Harris signe un des plus beaux disques de 2020 avec le brillant Philadelphia, hésitant en permanence entre expérimentation, jazz et rêveries Pop. Un style qui ne dénoterait pas chez David Sylvian pour un album à la fois brumeux et lumineux.
Un maelstrom d’émotions
Ce qui apaise ne court pas les rues ces derniers temps, le monde qui nous entoure est un nid pas vraiment douillet mais plutôt anxiogène, les nouvelles virales nous saisissent de frayeurs éphémères mais bien réelles. Le ridicule s’associe au navrant, l’ennui au mortifère. Les artistes, s’ils doivent avoir une utilité, sont plus nécessaires que jamais pour nous faire percevoir notre monde et notre temps autrement, pour évaporer la réalité en un espace étrange et plein, singulier et sincère.
La réunion des trois sensibilités qui forment ce maelstrom d’émotions qu’est Philadelphia a une vision esthétique absolue qui n’a rien à voir avec une forme de paresse créatrice. A eux trois, Nicholas Krgovich, Joseph Shabason et Chris Harris signent un disque sublime qui s’appuie sur des références absolument assumées mais aussi (et surtout) parfaitement digérées. On pensera dès la première écoute aux angles les plus Pop de David Sylvian, l’ex Japan de Gone To Earth (1986) ou de Dead Bees On A Cake (1999). Comme David Alan Batt, les Canadiens nous égarent dans des territoires contemplatifs à la charnière de différents genres, la musique électronique, le Jazz, l’Ambient ou le Rock progressif. Ils n’en oublient pas pour autant de composer des chansons qui égrènent ici et là des soli de guitares, des cuivres soyeux qui rappellent Jon Hassell, de structures complexes qui évoquent une Stina Nordenstam qui reprendrait Ghost de Japan (Osouji en porte d’accès du disque).
un égrenage onirique des jours de la semaine…
Philaldephia est sans aucun doute une œuvre nocturne, propice à la divagation mais comme le dit l’adage, il n’y a pas de fumée sans feu, de la divagation peut naître une certaine forme de vérité ou de réalité. Le trio nous plonge dans un univers parallèle qui ressemble étrangement à notre quotidien. On pensera parfois aux travaux trop méconnus du new yorkais Tor Lundvall pour ce même sentiment d’apesanteur. Sauf que Shabason, Krgovich & Harris préfèrent incorporer de la lumière tamisée dans les brumes vaporeuses de leur univers envoûtant.
C’est dans une foultitude de détails infimes que Shabason, Krgovich & Harris nous transportent dans ces terres du milieu, une nuit où la lune a disparu (I Don’t See The Moon), un chat qui joue dans la lumière tranquille d’une cuisine (Sun In The Kitchen), une reprise de Neil Young supérieure à l’originale (Philadelphia extraite de la B.O du bien trop lacrymal film de Jonathan Demme sorti en 1993 avec en vedettes Tom Hanks et Denzel Washington), un égrenage onirique des jours de la semaine (les superbes Friday Afternoon et Tuesday Afternoon). Esthétique donc la démarche qui ne sera pas sans rappeler celles de l’école Aesthetics, le label de Pulseprogramming (Marc Hellner) ou de L’Altra (dont on aimerait d’ailleurs recevoir des nouvelles).
Il faudra insister sur la voix subtile tout en falsetto de Nicholas Krgovich qui apporte énormément à Philadelphia, jouant avec les contrastes et les nuances dans de minuscules inflexions. Pour preuve en clôture un magnifique Open Beauty (qui porte si bien son nom) comme une réponse possible et apaisée au Darkest Dreaming de David Sylvian.
Un non-dit doucereux, chaleureux et ouvert
Les chemins ici empruntés nous transportent à la fois hors de soi et en même temps tout au-dedans de soi. Enregistré peu de temps avant la crise du Covid, Philadelphia se perçoit comme une invitation à ralentir le rythme et à se retrouver. C’est aussi une manière pour les canadiens de redorer le blason d’un genre musical malmené et méprisé, le New Age, car très clairement on en ressent l’influence tout au long du disque pour ce même jeu avec l’espace, avec le silence et les field recordings, certes discrets, mais bien présents. Toutefois, Philadelphia évite tous les écueils récurrents du genre, l’évanescence et des orchestrations pataudes. Tout est dans un non-dit doucereux, chaleureux et ouvert.
On ne saura que trop conseiller la discographie de chacun des protagonistes tant Philadelphia s’avère absolument indispensable. Et on se prend à paraphraser Arve Henriksen et son Shelter From The Storm à l’écoute de cette collaboration fructueuse à la pêche miraculeuse.
Et si Philadelphia devenait notre abri pour les prochaines tempêtes à venir ? Et si finalement on attendait le prochain orage avec plus de quiétude dans le fond du regard.
Ce qui est sûr, c’est que l’on reviendra souvent sur les terres d’accueil de Shabason, Krgovich & Harris, à la croisée des chemins au soir tombant et on laissera nos épaules lourdes se relâcher de ce poids superflu pour mieux nous perdre dans un ailleurs imprévisible. La boussole cherche son pôle magnétique, son attraction, elle s’affole dans une torpeur tranquille.
Un disque vaporeux avec des comptines pour des adultes sensibles à l’émerveillement.
Greg Bod