Suivre la carrière solo, en dehors d’Arcade Fire, de Will Butler, ne semblait pas une priorité… jusqu’à ce Generations qui se révèle être un album magnifique, profond, attachant et… excitant.
William Butler, au sein d’Arcade Fire, c’est le petit frangin à l’ombre du génie Win (le chef de la troupe, non ?). C’est aussi le trublion hyper agité qui sème une joyeuse pagaille sur scène, souvent avec la complicité de son pote Tim Kingsbury. On ne le prend pas vraiment au sérieux, il a l’air tellement allumé, mais dans le fond, en live, on doit bien admettre qu’il est un élément fondamental du spectacle, voire de la magie d’Arcade Fire. Mais du coup, il faut bien admettre qu’en 2015, on n’avait pas pris au sérieux non plus son premier album, Policy : en fait, on ne l’avait même pas écouté, honte à nous !
En 2020, Arcade Fire ne manifestant pas encore trop de signes nets de reprise d’activité, des amis bienveillants nous ont suggéré de poser sur notre platine Generations, le nouveau disque de Will Butler…
Après une intro qui ressemble à un round d’observation (Outta Here) et valide de manière très accrocheuse la pertinence de l’approche (voix impeccable, électronique sombre, menaçante même, utilisée élégamment dans un contexte pop-rock classique… et déploiement lyrique parfaitement exécuté, à la lisière du stadium rock sans jamais y tomber…), Bethlehem déploie le genre d’énergie que l’on peut qualifier un peu facilement d’épique, et qui était l’apanage d’Arcade Fire dans ses premières années d’existence : même si le thème de la chanson est sombre (« Let me lose my head / Let me cover my eyes in the ashes and blood / Let me lie down and join the dead… », soit « Laissez-moi perdre la tête / Laissez-moi me couvrir les yeux de cendres et de sang / Laisse-moi me coucher et rejoindre les morts… »), Will sait nourrir son angoisse d’une sorte de positivisme revigorant. Son chant sur Close my Eyes, en parfait équilibre entre soul et pop extatique, a une évidence que le groupe « familial » a un peu perdu : « I’m tired of waiting for a better day / But I’m scared, I’m lazy and nothing’s gonna change / The blood’s still fresh on the ground / But I’m far and I’m safe and I will not make a sound… » (« Je suis fatigué d’attendre un jour meilleur / Mais j’ai peur, je suis paresseux et rien ne va changer / Le sang est encore frais sur le sol / Mais je suis loin et je suis en sécurité et je ne ferai pas de bruit… ») sonne comme une reconnaissance de notre culpabilité, mais n’a rien finalement d’un renoncement, et sonne plutôt comme un nouveau départ.
Bref, Generations démarre bien, mais va encore s’améliorer, approfondissant progressivement son sujet « sérieux » – les questions existentielles que peut se poser en 2020 n’importe lequel d’entre nous, en particulier si nous avons la chance d’être blancs et sans problèmes financiers – sans jamais se départir d’une légèreté lumineuse qui le rend terriblement attachant.
Surrender avec ses « oh ! oh ! oh ! oh ! » et ce dialogue très gospel entre chanteur et choristes (« I don’t know ») est un pur ravissement, et quand le rythme sautillant fait décoller la chanson, on se sent parfaitement heureux d’être là, à écouter Will Butler. Plus loin, le plus expérimental Hard Times, pétri d’électronique, oscille avec grâce entre recueillement suave et épanchement émotionnel : « These are Hard Times / But I don’t Care, I don’t Care / If I can stay with you… ». Rien de bien original a priori dans cette déclaration de détresse et d’amour, et pourtant, la chanson a quelque chose de profondément touchant, naissant des frottements improbables entre une électronique froissée et un chant en haute-contre : c’est superbe.
« I won’t be killed by a refugee / … / But I am gonna die in a hospital, surrounded by strangers who keep saying they are my kids / Or I am gonna die from an average heart attack, alone in a basement, I will be working / Caught by Surprise ! / Quit saying that someone could kill me !!! » (Je ne serai pas tué par un migrant /… / Mais je vais mourir dans un hôpital, entouré d’étrangers qui n’arrêtent pas de me dire qu’ils sont mes enfants / Ou bien je vais mourir d’une crise cardiaque normale, seul dans mon sous-sol, en train de travailler / Pris par surprise ! / Alors arrête de me dire que quelqu’un pourrait me tuer !!!) (Not Gonna Die)
Il est devenu clairement nécessaire, en notre époque de peur généralisée, de rappeler d’où vient le vrai danger, pas de L’AUTRE, démonisé par les politiciens populistes, mais bien de nous-même, comme ça a toujours été le cas. Pétrifiant d’intensité avec des voix souls qui s’élèvent, portant la chanson à une incandescence maximale, Not Gonna Die justifie à lui seul la trajectoire solo de Will Butler… Il se clôt logiquement par une musique de cérémonie funéraire, et débouche sur le genre de chanson bouleversante au piano – peu à peu rehaussée de clarinette – que Randy Newman savait composer dans les années 80 : avec près de 7 minutes, Fine est la conclusion parfaite, classique, d’un album qui se sera révèle littéralement stupéfiant… Mais aussi, et c’est important pour un disque construit plutôt sur des doutes et des idées noires, magnifiquement dansant, avec ses basses aux synthés qui boostent certaines rythmiques, et ses ascensions vocales ébouriffantes.
Et si Generations était le meilleur album d’Arcade Fire que nous ayons entendu depuis très longtemps, peut-être même depuis Neon Bible ?
Eric Debarnot