Adapter le roman noir de Donald Ray Pollock, c’est être capable de patauger dans la fange humaine et d’y briller. Antonio Campos, lui, s’en tient à un film bien fait et bien interprété mais qui ne vibre d’aucun trouble.
Le roman sombre (très sombre) de Donald Ray Pollock avait presque quelque chose d’inadaptable de par sa noirceur et sa férocité exacerbées, suintantes entre les doigts. Et parce qu’il faut pouvoir se coltiner cette galerie de personnages désaxés qui, sur vingt ans, de la fin de la Seconde Guerre mondiale au début de celle du Vietnam, entre l’Ohio et la Virginie Occidentale, résument à eux seuls la difformité d’une Amérique white trash transie de folie religieuse et d’instincts violents. Pollock cite le diable, mais il a bon dos, le diable, parce qu’il n’y a rien d’autre à l’œuvre ici que le Mal, le vrai, le purement humain.
Couple de serial killers, prêtre prédateur sexuel, prêcheur cinglé (la scène de « résurrection », terrible), flic véreux, père vétéran malade de prières à Dieu, rednecks en pagaille : bienvenue dans l’Amérique profonde, si profonde d’ailleurs qu’elle en ressemble à un abîme. Et les femmes dans tout ça ? Elles sont abusées, ou tuées, ou se suicident, ou tapinent, ou meurent d’un cancer, ou accompagnent les fantasmes sexuels d’un mari meurtrier. Seul au milieu des ténèbres, le jeune Arvin Russell, fil rouge d’un récit choral, grandit comme il peut pour devenir un homme bon, mais fatalement rattrapé par la violence en héritage.
Au vu du matériau d’origine, on s’attendait à une ambiance poisseuse, lourde de sang, de moiteur et de crasse, à un truc costaud capable de patauger avec aisance dans la fange et d’y briller, de ne rien éluder des destins sinistres des différents personnages, d’en saisir toute la brutalité (physique, sociale et religieuse) et le vertige insondable du tragique qui va avec. Antonio Campos s’en tient malheureusement à un film certes rarement désagréable, si l’on excepte cette voix off inutile (Pollock himself) venant nous expliquer ou commenter ce qui n’a pas besoin d’être expliqué ou commenté, bien fait, bien interprété et bien joli, mais qui ne prend aucun risque, ne vibre d’aucun trouble, ou si peu. Du coup, on imagine avec gourmandise ce qu’aurait pu en faire William Friedkin, Paul Verhoeven ou même Andrew Dominik… Des œuvres monstres, sans nul doute.
Michaël Pigé