Après l’extase rock’n’roll de Oh My God, le surdoué Kevin Morby revient avec son album le plus retenu, le plus intime sans doute, composé, enregistré et mixé dans l’isolement – volontaire ou imposé.
Si certains ont pu reprocher quelque chose à Oh My God, le précédent album de Kevin Morby, c’est d’appuyer à fond sur la pédale du lyrisme, et de nous livrer une sorte de grand spectacle sons et lumières autour de ses sentiments. Un reproche admissible, mais qui perdait toute validité quand on voyait comment sur scène, tout cela se métamorphosait en un set « rock’n’roll » de toute beauté… En tous cas, Sundowner – le nouvel album de l’Américain de Kansas City – n’encourra pas les mêmes critiques, tant il s’agit cette fois d’une œuvre intime. Simple. Ou faussement simple, plutôt.
Kevin raconte que tout a commencé par la magie d’un vieil appareil d’enregistrement sur 4 pistes (le Four Track Tascam model 424, pour ceux que ce genre de choses intéresse…), installé dans un cabanon sans chauffage ni climatisation, sur lequel il enregistra ces chansons de manière précaire au fil des saisons extrêmes du Missouri. Le tout fut réenregistré plus professionnellement en 2019 au Studio Sonic Ranch, au Texas, presque tous les instruments – sauf la basse et quelques percussions – étant joués par Kevin, mais en préservant autant que faire ce peu l’essence des versions « démos ». Sundowner fut ensuite terminé (mixé) durant le confinement, du fait de (grâce à ?) l’annulation de la seconde partie de la tournée mondiale de lancement de Oh My God. Le fait que ces chansons soient nées dans l’isolation volontaire de l’artiste à son arrivée dans sa nouvelle maison de Kansas City, aient été enregistrées dans l’isolation mystique du désert texan – aussi loin que possible de l’Océan était le vœu de Kevin… – et aient été finalement mixées dans l’isolation forcée imposée par la situation sanitaire, colore Sundowner de manière bien différente est une évidence quand on l’écoute.
A l’exception – notable – des deux chansons qui ouvrent l’album : le puissant et riche Valley, et le très accrocheur Brother, Sister, qu’on a tous très envie de pouvoir très vite chanter en chœur avec Kevin dans une salle bien remplie d’un public recueilli et extatique, puis, plus loin, d’une très court Wander, plus « rock », tous les morceaux ici font un travail « de fond » en mode « mineur (… de fond) » : un travail d’introspection sur des sentiments précis et des sensations parfois minuscules, parfois immenses.
La chanson Sundowner pourrait très bien figurer sur l’un des deux premiers albums de Leonard Cohen, si ce n’est que la lumière qui y pénètre est plus vive que celle qui baignait les disques du poète canadien : « Hey, man, where’d you get your tan? / Oh, I’d like to have that sun in me / See I like the sun, but I start to run / Oh, the moments that the sun runs from me… » (Hé, mec, où as-tu eu ce bronzage ? / Oh, j’aimerais avoir ce soleil en moi / Tu vois, j’aime le soleil, mais je commence à courir / Oh, dès le moment où le soleil me quitte…).
Campfire impressionne avec sa construction étrange, ce break sur les craquements du bois qui flambe avec le chant presque « traditionnel » de Katie Crutchfield (du groupe Waxahatchee), et ce final sombre, stressé même, comme si la promesse de la sérénité de l’âme devant le feu de camp était bien illusoire : « Did you hear the news? / Anthony’s dead, and Poor Richard too / They billow, they billow, and it makes me nervous… » (Avez-vous entendu la nouvelle ? / Anthony est mort et le pauvre Richard aussi / Ils flottent, ils flottent, et ça me rend nerveux !).
Le sommet de l’album est sans doute – mais on conviendra aisément que ce genre de choix dépend avant tout de la sensibilité de chacun, tant ici tout est avant tout PERSONNEL – le simplissime, et superbe Don’t underestimate Midwest American sun qui laisse assez d’espace pour que la musique héberge les sons de la nuit texane – cris d’oiseaux nocturnes, carillon : on touche là de très prêt à une représentation musicale exacte de sentiments pourtant diffus… et universels.
A part A Night At the Little Los Angeles, qui, avec ses sept minutes, excède un peu sa durée naturelle – on va s’accorder sur le fait qu’une bonne chanson de Kevin Morby fait normalement entre quatre et cinq minutes, le temps de créer une atmosphère et d’explorer l’effet de celle-ci sur nous -, chaque morceau ici fait totalement sens, et résonne avec notre expérience personnelle : de la perte d’amis morts trop jeunes qui nous font repenser à ce qu’on a vécu avec eux sans en avoir suffisamment conscience (Jamie) à cette ivresse mentale de notre propre engloutissement dans la nuit (Provisions, conclusion élégiaque de l’album), toutes ces chansons nous parlent. Et oui, on aime même la manière inattendue dont l’instrumental au piano, un peu sage sans doute, de Velvet Highway, se transforme en battement solitaire. C’est dire combien Sundowner sonne juste. Et fort. Et combien Kevin Morby nous est désormais important.
« Grab provisions, there’s nothing for a 100 miles, and cast your vision on the dark road, for a while… » (Prenez des provisions, il n’y a rien pendant 100 miles, et gardez les yeux fixés sur la route sombre, pendant un moment…).
Eric Debarnot