Et si le monde que nous avons créé, à force de science incontrôlée et d’avidité financière, nous entraînait vers des mutations radicales ? C’est le sujet, lourd et complexe, que développe Un homme comme une autre, une lecture indispensable, passant du thriller psychologique à la thèse scientifique et politique.
Les premières 100 pages de Un homme comme une autre, le (quasi…) thriller psychologique / fantastique de Stéphane Betbéder, très efficacement mis en image par Federico Pietrobon, sont peut-être ce qu’on peut lire de plus impressionnant en ce moment, tant cet alignement, ou plutôt cette « somme d’instantanés », comme Betbéder les qualifie dans son avant-propos, PARLE de notre vie à nous, notre existence RÉELLE en ce moment (… même si le livre a été écrit et dessiné avant la pandémie…).
Cette construction architecturalement brillante – car l’architecture est l’un des sujets du livre -, assemblant problèmes de couple et de famille (une séparation, une enfant qui la vit mal…), problèmes professionnels (rivalité et jalousie au sein de l’entreprise…), milieu social hautement anxiogène (crainte d’attentats, militarisation croissante de la cité…), et finalement problèmes de santé – le cœur du sujet ! – possiblement liés à la saturation de notre environnement en perturbateurs endocriniens, s’avère aussi captivante que… tragiquement désespérante. Il est difficile de ne pas se dire que l’on tient là l’un des grands livres de 2020 : un livre qui décrit parfaitement, à travers l’enfer vécu par son personnage central, macho ordinaire qui s’affole devant une inexplicable féminisation qui le transforme peu à peu en… une autre personne (une femme ? un monstre ? à moins que ça ne soit… la même chose, pour lui ?), la somme de nos craintes, émotionnelles, professionnelles, sociales, politiques, écologiques…
Et puis, patatras, alors que tout dans ces 100 premières pages est subtil, complexe, et donc à la fois effrayant et magnifique, Betbéder prend à bras le corps son « grand sujet », et se livre alors à une sorte de démonstration, voire de thèse : sur les mutations de la notion de genres, comme geste avant tout politique ; sur les risques environnementaux croissants autour de nous ; sur les difficultés de la recherche et de la médecine face à ces deux situations… Un homme comme une autre choisit la parole explicative plutôt que l’entraînement du lecteur par la fiction. Le livre devient bavard, excessivement documenté, trop intelligent aussi peut-être (et ce n’est pas un reproche que l’on fait facilement de nos jours !). L’élan est brisé : le lecteur apprend, s’informe, et tout cela est à la fois instructif et édifiant… ce qui est sans doute, admettons-le, le grand objectif de Betbéder, contribuer à notre éveil, à la lutte pour notre survie dans un monde meilleur…
Quand arrive la dernière partie du livre, le retour aux sentiments, à l’histoire ratée entre un père qui n’a pas pu l’être et sa fille qui n’est plus sa fille, il est sans doute un peu trop tard. L’empathie que l’on ressentait pour Yann / Nyna n’est plus assez forte pour porter le poids de cette tragédie.
Alors faut-il regretter ce basculement de la fiction vers l’information et la réflexion ? C’est une bonne question, à laquelle il nous est difficile de répondre. On a ressenti une déception, mais on referme Un homme comme une autre plus intelligent, plus conscient sur un sujet important. Donc c’est clairement à vous de voir ce que vous penserez de ce livre,… dont la lecture nous semble de toute manière indispensable.
Eric Debarnot