Retour sur quelques temps forts du dernier week-end de ce 12e Festival Lumière, ce rendez-vous majeur de la cinéphilie, qui se teint chaque année rue du premier film à Lyon, ville naissance des frères Louis et Auguste Lumière.
Vendredi 16 octobre 2020. 23h06. Sidération. Larmes. Colère.
Après le tonnerre d’applaudissements orchestré par les cinéphiles réunis à l’amphithéâtre du Palais des congrès de Lyon ponctuant la projection de l’intense chronique sociale Rosetta (Palme d’or 1999) de Jean-Pierre et Luc Dardenne à l’issue de la superbe remise du Prix Lumière 2020 (la plus importante récompense cinématographique) à ses frères de cinéma – déjà plus couronnés que tous les rois des belges, alors que leur règne n’est pas terminé – les spectateurs découvrent l’horreur macabre sur leur smartphone. Samuel Paty, un professeur d’Histoire-géographie a été sauvagement assassiné pour avoir montré des dessins comme illustration de la liberté d’expression. Cet acte barbare met KO tous les amoureux du septième art, toutes les consciences humanistes, les frontons de mairie et rend diablement futile tous les comptes-rendus culturels. Évoquer le cinéma devient d’un seul coup sacrément dérisoire ! Et puis après la tempête de maux, reviennent ceux percutants lus par Thierry Frémaux à la place de l’absent Bertrand Tavernier, atteint par une pancréatite dont on espère vite sa résolution, tant la présence de ce conteur monumental a manqué cette année aux festivaliers masqués et disciplinés. Des mots qui résonnent forts face à l’abjecte actualité, pour saluer l’immense carrière de ces deux «frères d’âmes» comme aime le dire le réalisateur lyonnais, proche cousins des inventeurs frères Lumière. «Le cinéma fabrique des armes de construction massive et celles des frères Dardenne en sont foudroyantes.». Des phares dans ma nuit, à mesure que mes pas titubent un peu moins, l’éloge de Bertrand Tavernier pour honorer les nouveaux récipiendaire du Prix Lumière 2020 fait son chemin en mes émois. Et le futile se transforme en nécessaire. Et si au contraire la culture était malgré tout le dernier rempart à l’ignorance qui engendre la haine et l’ultime pont à la fraternité. Même si mes mots s’avèrent souvent scolaires, parfois maladroits mais toujours sincères ne se couchaient pas devant l’atrocité et se redressaient pour faire à ma petite échelle acte de résistance, pour tenter humblement d’ouvrir à la curiosité de l’autre à travers une œuvre cinématographique. Et d’un seul coup me revient en tête l’émotion ressentie devant Le jeune Ahmed film controversé des frères Dardenne (Prix de la mise en scène au Festival de Cannes 2019). Une nouvelle fois la réalité vient funestement dépassée la fiction éclairante. «Ils explorent la vie de ceux qui dégustent, victimes des crises, de la mondialisation, prisonniers de l’intolérance religieuse, de ces “misérables” sur lesquels s’étaient penché Victor Hugo.» soulignait le président de l’institut Lumière, il y a quelques mois en dévoilant l’identité des nouveaux lauréats du Prix Lumière 2020. Depuis vendredi, ce dernier long métrage humaniste de Jean-Pierre et Luc Dardenne interpelle davantage encore par son acuité sociétale. Rappel sur cette œuvre percutante et focus particulier sur d’autres temps forts de ces deux derniers jours.
Le Jeune Ahmed (2019) de Jean-Pierre et Luc Dardenne
Ce percutant et sobre portrait dépeint le destin d’un adolescent brillant à l’école en rupture avec le cocon familial qui se cherche et s’abreuve de manière radicale dans sa religion musulmane, pour trouver un rôle prépondérant dans son existence. Les frères Dardenne optent judicieusement pour la caméra à l’épaule afin de radiographier au plus près le jeune Ahmed fanatisé par son imam, déterminé à vivre totalement sa dévotion à Allah, et à combattre pour ce qu’il pense être « une noble cause » pour éradiquer « l’impur ». Les réalisateurs auscultent chaque événement de manière épurée sans jamais juger ni mettre de la psychologisation dans le personnage endoctriné d’Ahmed. La mise en scène utilise régulièrement de pertinents plans-séquences pour suivre à hauteur le jeune garçon et la réalisation mue à son contact et enveloppe les évolutions de l’esprit et du corps d’Ahmed troublé par Louise jeune fille de son âge qui habite dans la ferme où le jeune radicalisé vient faire des activités inscrites dans sa « rééducation », au sein d’un centre de rétention spécialisé. Un drame humain structuré par un récit intelligent à la tension constante se questionne sur les thèmes de l’intégration et l’intégrisme sans être donneur de leçon, et la narration utilise la tension du thriller pour décliner une intrigue resserrée oppressante au suspense enlevé jusqu’à la fin…Un long métrage politique qui s’appuie sur l’incarnation captivante de l’épatant Idir Ben Addi, gamin potelé effrayant, immature et gauche. Venez accompagner avec bienveillance le parcours mortifère dérangeant de cet enfant au cœur du réaliste Le jeune Ahmed. Brut. Glaçant. Humaniste. Un choc bouleversant.
À peine remis de l’effroyable nouvelle de la veille et pour honorer la particularité de ce Festival de films de patrimoine, retour dans l’obscure d’une salle pour découvrir le méconnu La lettre qui n’a jamais été envoyée de Mikhaïl Kalatozov.
La lettre qui n’a jamais été envoyée (1960) de Mikhaïl Kalatozov
Cette œuvre souvent oubliée entre les deux monumentaux : Quand passent les cigognes (Palme d’or 1957) et Soy Cuba (1964), se révèle dans son écrin inédit en 4K (restauration par Mosfilm cinema concern) particulièrement singulière.
Inspirée par la nouvelle éponyme du romancier Valéri Ossipo, cette saisissante fresque tragique suit le destin d’une jeune troupe de géologues (trois hommes et une femme) à la recherche de gisements de minerais au cœur de la taïga sibérienne. À partir d’une intrigue simple à la narration épurée, le film propose un exemple frappant de l’idéal communiste, par le biais du sacrifice individuel pour le bien commun de l’État soviétique. Ce récit limpide agrémenté d’aventures amoureuses et de rebondissements épiques offre surtout l’occasion de retrouver le vertigineux langage cinématographique du réalisateur. Deuxième collaboration avec le remarquable chef opérateur Serguei Ouroussevski, les mouvements d’appareils retrouvent d’emblée une maestria peu commune, et les flamboyants plans-séquences, contre-plongées, se succèdent comme autant de défis à la gravité pour illuminer de multiples beautés le nihilisme de l’épopée. Cette sensationnelle œuvre formaliste creuse ses racines ethnographiques dans le passé documentariste du metteur en scène, et s’inspire des audaces avants-gardistes visuelles du cinéma soviétique des années 20 de façon encore plus spectaculaire. Chaque séquence coupe le souffle, emporté par une inventivité créatrice formelle impressionnante pour illustrer (de manière parfois un peu trop démonstrative) chaque vibrations de cette jeunesse sacrifiée au sein de cette nature impitoyable, métaphore du régime politique. Une œuvre exaltante dont l’immense Andrei Tarkovski trouve l’influence de son admirable L’enfance d’Ivan (1962). Une pépite à extraire de l’oubli pour notre bonheur cinéphile commun.
Comme il est de coutume le dernier dimanche du Festival Lumière, direction l’auditorium de l’orchestre national de Lyon pour un ciné-concert accompagnant traditionnellement la projection d’un film muet. Celui-ci restera longtemps en mémoire grâce au formidable Paul Groussot à l’orgue qui a donné un récital musical véritablement décoiffant à :
La Femme et le Pantin (1929) de Jacques de Baroncelli
La Femme et le pantin transpose avec fidélité le roman éponyme de Pierre Louÿs publié en 1898, qui a connu de nombreuses adaptations peu convaincantes à travers l’histoire du cinéma. Grâce à la restauration en 4K de la Fondation Jérôme-Seydoux Pathé, l’œuvre de Jacques de Baroncelli offre un tourbillon des sens pas ordinaire. En effet, ce récit d’il y a un presque un siècle inspiré du tableau El Pelele (1791-1792) de Francisco de Goya qui représente quatre jeunes espagnoles en tenue traditionnelle faisant sauter un homme comme un pantin à l’aide d’un drap, s’avère résolument moderne sous la caméra inspirée du cinéaste. L’auteur livre un portrait de femme libre, à travers une danseuse de flamenco (interprété par l’envoûtante Conchita Perez) qui s’amuse à ensorceler un homme riche (Raymond Destac) persuadé que le pouvoir de l’argent finira par faire succomber la promise. La narration est particulièrement bien rythmée, peu encombrée par une quantité de cartons de dialogues, grâce à un montage rapide, une judicieuse mise en scène brillante dans le choix de cadres qui capte le langage éloquents des corps avec une sensualité étonnante pour l’époque (notamment lors d’une mémorable séquence de danse où l’héroïne est entièrement nue). Une œuvre féroce formellement inventive au ton obstinément avant-gardiste, qui devrait pouvoir enfin retrouver grâce à sa sublime restauration tout son aura cinéphilique et sa résonnance inoubliable par rapport à certains enjeux sociétaux contemporains. Magnifique. Irrésistible. Fascinant.
Cette année le Festival Lumière a été également l’occasion de projeter en avant-première nombre de films du fameux label Sélection Cannes 2020 qui n’a pu se dérouler comme prévu, suite au confinement pendant la première vague pandémique du Coronavirus. Coup de projecteur rapide en guise de teaser sur deux films distincts qui sortiront d’ici la fin de l’année.
En premier lieu le très attendu Un Triomphe, deuxième film de Emmanuel Courcol après le superbe Cessez-le-feu sorti en 2016. Adapté librement d’un étonnant fait divers suédois et l’expérience vraie vécue par Jan Jonson, ce long métrage offre une intelligente comédie dramatique. L’histoire d’un acteur en galère qui se retrouve à remplacer un ami pour donner des cours de théâtre à des détenus. Au fil des rencontres l’intervenant va tenter de redonner du sens à la vie informe de ces prisonniers en les mettant au défi en 6 mois de jouer sur une vrai scène de théâtre l’expérimentale et absurde pièce En attendant Godot écrite en 1948 par Samuel Beckett. Malgré l’aspect programmatique du film, la narration fluide, le montage rythmé, l’intelligence situationnelle non manichéenne du quotidien carcéral notamment, et l’implication de tous les formidables acteurs (qui forment à l’écran une véritable troupe), renversent les réserves de ce récit attachant. La sincérité du fond sur l’élévation des âmes par la culture, l’apprentissage et la rédemption procure un plaisir manifeste et s’inscrit totalement dans une démarche humaniste chère aux frères Dardenne. Programmé pour sortir en salles le 23 décembre, ce généreux film fédérateur et réflexif sous la forme d’un brillant «feel good movie» aux subtiles nuances (produit par Robert Guédiguian grand défenseur de la différence), devrait espérons-le trouver aisément son public en période de fêtes. Bienveillant. Drôle. Touchant.
Mais la surprise intense de la Sélection Cannes 2020 du Festival Lumière provient du puissant Médecin de nuit de Élie Wajeman. Brillant réalisateur déjà remarqué par Alyah (2012) et l’élégant Les Anarchistes (2015), l’auteur atteint les sommets du genre «film noir» avec ce troisième long métrage. Une déflagration de 82 minutes à vivre en compagnie d’un médecin de nuit mi-ange mi-démon qui se penche sur le sort des toxicomanes et dont la chaotique vie familiale et intime va l’entraîner à travers une nuit où il va devoir sceller sa destinée. Cette œuvre taillée à la serpe entraîne le spectateur à l’intérieur d’un tourbillon émotionnel dont il ne sortira qu’en titubant après une ronde de nuit rarement déclinée de la sorte dans le cinéma français. Élie Wajeman réussit la prouesse de dévoiler par petites touches un dense récit sur le fil du rasoir en 1h22m de justesses à tous points de vue. La narration divulgue une intrigue âpre où la noirceur côtoie l’humanité, la lumière s’affranchit des divers trafics, alors que les amours se désagrègent ou fusionnent à travers divers élans instables. La mise en scène au cordeau, telle un nœud coulant, enserre tous les épatants acteurs (notamment le stupéfiant Vincent Macaigne), dans une quête désespérée d’un horizon plus apaisé, alors qu’après chaque nouvelles situations tendues la voie se resserre autour d’eux, comme pris à la gorge. La captivante bande son sensoriel de Evgueni et Sacha Galperine transcende ce drame intime teinté par le polar, et la virée cinématographique de Médecin de nuit se ressent comme un véritable uppercut dans l’abdomen et un gros coup de cœur Saisissant. Fiévreux. Bouleversant.
(Sortie prévue le 9 décembre 2020)
Sébastien Boully